Phénix de Catherine Libert

Une image blanche, ouateuse, dans laquelle deux silhouettes peinent à se préciser. Le flou dans lequel elles sont prises décide de leur forme et donne à ce Phénix qui vient un caractère qu’il épouse dès ces plans liminaires et qu’il va assumer jusqu’à son dernier souffle. C’est l’annonce d’une sorte d’intranquilité du regard, dont les possibilités sont mises à mal et doivent se rejouer à chaque instant. Le film est une vision qui doit se mettre en danger, comme les figures auxquelles il s’attache. Un homme et une femme, donc, sur une terrasse. L’homme se lève et s’approche d’une fenêtre, qu’il enjambe. Il disparaît dans le vide. Sa soudaine absence nous met en contact avec le premier des nombreux gouffres dont Catherine Libert cherche à sonder la mystérieuse présence, douée d’une puissance d’attraction et de répulsion mêlées, à laquelle le cinéma n’est pas étranger. Claire, témoin de cet évènement, se met en chemin, sur une route inquiète, où chaque pas qu'elle pose sur le sol rencontre un précipice.

Rien n’est dit et pourtant tout est là.  En évacuant toute forme de psychologie, Phénix nous donne de rencontrer vraiment, dans le concret de ses mouvements, ce qui l’anime et lui donne vie : une existence a priori sans lendemain, livrée à tant de rencontres, qui traverse tant de nuits obscures pour s’en réveiller comme par miracle, caressée par les rayons de soleil qui lézardent jusqu’à la matière première du film. Le film embrasse littéralement ses supports, super 8 et 16 mm, dont l’imprécision, la fragilité, la sensibilité brûlée produisent des formes et se proposent comme une peau unique, permettant de toucher littéralement la chair qu’elle recouvre et qui n’en finit pas de se consumer sous l’effet de son propre feu. Les images qui refusent de se fixer et disent par leur geste même qu’il n’y a rien de définitif, le montage saccadé, tout en ruptures de rythmes et de raccords, qui porte à sa manière le témoignage d’une vie qui s’éprouve elle-même comme un accident à chaque instant recommencé, les surexpositions et brulures de pellicule enfin, qui participent de ce mouvement syncopé et qui emportent le film tout entier en lui donnant un caractère d’urgence supplémentaire, tout converge pour produire le délitement préalable à une renaissance au seuil de laquelle se tient Phénix.

Claire expérimente à même son corps cette connaissance par les gouffres qu’évoque Henri Michaux dans un texte qui traverse le film comme la seule source qui puisse l’apaiser un instant. Elle est pourtant, à sa manière, une figure en ascension, qui ne cesse de grimper sur les échafaudages, phares et autres édifices, et met celles et ceux qu’elle rencontre à l’épreuve d’une chute possible – la sienne - dont elle ne doit pas s’effrayer si elle veut pouvoir prendre son envol. Mais comment prendre peur d’un effondrement qui a déjà eu lieu ? La fuite en avant de Claire contraste avec ce temps de vacance où elle se joue. Les bords de mer autour d’Ostende peuplés par des vacanciers insouciants dessinent les contours d'un environnement tout trouvé pour produire une dissonance, accrue par une sorte de distorsion continuelle que provoquent les divergences de tons que Catherine Libert fait jouer à plusieurs niveaux. Le travail sur la bande sonore est à cet égard particulièrement remarquable et important. C’est par là que le film se laisse infléchir par des possibilités narratives qui disent plus frontalement la dimension de fiction dans laquelle elles se situent, et vers lesquelles l’image va constamment sans s’y arrêter tout à fait.

Ce décalage entre le montage image et le traitement sonore va bien plus loin que la simple rupture de synchronicité, qui est au principe même d'un tournage en 8 mm. Car comment entendre bien celui qui me parle quand le monde dans lequel il me fait face se dérobe constamment sous mes pieds ? La jointure impossible entre le visible et les voix nombreuses qui fraient à travers lui est ici une donnée existentielle, qui décide des mouvements de Claire, de ses accents et de ses impulsions. Les paroles échangées posent un cadre que la caméra ne peut rencontrer qu’en le faisant voler en éclats, ce qui est sans doute la seule manière de dire, dans la langue du cinéma, que tout est trop étroit pour traduire ce que le film veut véritablement comprendre, l’évènement vers lequel il est tourné au plus secret de lui-même. La fiction en tant que telle, à laquelle Phénix renonce si peu qu'il prend finalement des allures de film de genre, est embarquée dans cette errance et cette perte, confrontée à la réalité des gouffres, éprouvée par cet appel qu'ils nous lancent à vaciller au contact de ce qui est plus grand et plus puissant que nous, et dont le sens est peut-être de nous faire sentir, à l’heure même où nous semblons perdre pied, que le trouble et le vertige peuvent accroitre nos capacités perceptives là où nous les croyons anéanties, et que notre regard peut trouver dans les cendres d’une existence enfuie les traces manifestes d'un ultime envoi.


| Auteur : Rodolphe Olcèse

Publié le 26/05/2015