Jan Fabre / Le pouvoir des folies théatrales

Le titre est somptueux, mais derrière sa superbe se cache un jeu de mots intraduisible en français. Le ver est dans le fruit : l’expression flamande y contient littéralement un cadavre. Deux ans auparavant, Jan Fabre entamait, avec son œuvre fleuve C’est du théâtre comme c’était à espérer et à prévoir, un vaste et radical programme de refonte de l’art scénique mettant au cœur d’un alliage explosif de danse, textes, chants et images, l’expérience vécue jusqu’à l’épuisement du geste performatif. Le Pouvoir des folies théâtrales revient sur cette intuition fondatrice, l’affine, la précise, re-déploie dans des configurations autrement complexes ses lignes de force impétueuses, son énergie enragée.

30 ans après la première, la salle comble du T2G frémit dans l’attente. Les performers sont déjà là, tapis dans l’obscurité du fond de scène que des ampoules éparses, suspendues dans de mystérieuses constellations, commencent à dissiper lentement. Ils descendent un à un vers le bord du plateau, le visage toujours tourné vers cet écran béant, lourd de latences, où les images tardent à se préciser. Le mouvement d’ouverture est donc, avant tout, un mouvement de regard, qui engage l’imaginaire dans un jeu de perspectives éclatées, dans une véritable mise en abime. Spectateurs et danseurs ont les yeux rivés dans une même direction. Une première date retentit : 1982 ! Jan Fabre lance cette première énigme. Pour accéder à la réponse – l’année de la première de C’est du théâtre comme c’était à espérer et à prévoir – il va falloir se soumettre à une série d’épreuves, de sang et de sueur. L’explicitation ne viendra qu’après 4h30 de traversée tumultueuse.

Question de pouvoir

Par ce premier geste, sobre, iconoclaste, qui tient du rituel, le plateau est désigné à la fois comme caisse de résonance et comme champ de bataille. L’artiste regarde le pouvoir dans le blanc des yeux, il explicite cette question souvent tabou et la met au travail à plusieurs niveaux de sa création. Pouvoir de vie et de mort exercé sur des crapauds qui n’auront pas le temps de se transformer en princes charmants, pouvoir brutal, violent, physique, d’occupation d’un espace, pouvoir symbolique et néanmoins extrêmement efficace de dressage des corps, d’apprentissage et de conditionnement, dans la lignée de Michel Foucault, pouvoir de convoquer sur le plateau foule de références, de précurseurs et de pairs illustres qui ont durablement changé la donne de l’art théâtral, pouvoir enfin de s’en nourrir à pleines dents, de tout dévorer et d’assimiler des matières, des gestes, des refrains et citations musicales.

Mais entre tous, l’un de plus forts, Jan Fabre y a déjà gouté lors de la création de C’est du théâtre comme c’était à espérer et à prévoir - c'est le pouvoir de faire bouger les lignes de la représentation, de faire imploser celle-ci sous la pression de la fatigue, de la rage, du dégout ou du désir exacerbés mécaniquement. L’artiste le distille dans des séquences étourdissantes. Ainsi cette course folle qui, à défaut de s’attaquer à l’espace, se déploie dans le temps entre les dates des différentes créations de Luigi Nono, Peter Brook, Pina Bausch ou encore Robert Wilson. Ainsi ce solo halluciné, minimaliste et lent, comme en apesanteur. Ainsi l’éprouvant épisode des belles au bois dormant.

De la répétition

Le point de départ est toujours simple - un conte populaire, un air d’opéra, une attraction de foire -, les accessoires s’inscrivent parfois dans le registre trivial. A force de répéter jusqu’à satiété les mêmes mots, le même refrain, les mêmes gestes, l’action prend des dimensions insoupçonnables, se révèle des résonances inattendues, polysémiques, qui traversent le quotidien le plus prosaïque, la sphère sociale et la sphère intime, avant qu’une réduction essentielle ne soit opérée par l’effort et par l’épuisement – donner à voir la mécanique des muscles et des articulations, le poids et les rapports d’équilibre douloureux, donner à voir surtout la volonté terrible de ces extraordinaires performers qui tiennent la contrainte, s’y accrochent avec sagacité, la poussent au plus loin. Jan Fabre l’avait déjà désignée comme ressort principal de C’est du théâtre comme c’était à espérer et à prévoir : la répétition me permet le contact avec la matière. C’est à cet endroit que le conflit, le frottement, le drame commencent. La répétition en temps réel, épuisante, harassante et exaltante à la fois finit par remettre en question les frontières entre le jeu et le vécu, entre acting et doing things for real. Il en va de même pour Le Pouvoir des folies théâtrales. Les matières dont l’arrivée sur scène peut paraître arbitraire dans un premier temps, finissent par épouser des rythmes organiques, chaque figure enfle, séduite par une nuée de fictions possibles, avant de succomber aux pulsions vitales. Le rapport au temps a pourtant énormément changé. L’étirement indéfini laisse place à des intensifications fulgurantes. 

Des paysages scéniques complexes où le regard peut se perdre à souhait

Après avoir exploré l’étendue du temps, Jan Fabre semble travailler désormais son épaisseur, entretisse les fils de multiples temporalités qui se chevauchent, se superposent, plongent à la limite de l’oubli pour refaire surface avec fracas, se fondent dans une même expérience polyphonique, tourbillonnante. Fidèle à la gageure d’une perspective foncièrement diffractée, le paysage scénique s’organise selon une succession de strates à travers lesquels le regard est libre de suivre son chemin. Il y va d’une architecture à proprement parler symphonique, tant les différentes images plastiques qui prennent vie au même moment sur le plateau sont empreintes de leur propre musicalité. Jan Fabre procède par contre-points et fondus-enchaînés, par accents, gros plans et lignes de fuite. Tout est réglé avec une précision mathématique et tout peut déborder chaque instant. L’air est régulièrement fendu d’un mouvement véhément, aveugle, et le moindre coup de lame qui part comme enclenché par cette sublime voix lyrique, est potentiellement fatal. Même quand une action semble atteindre son climax, attirant impérieusement l’attention des spectateurs, le regard peut toujours s’arrêter sur les prémisses encore incertains d’une autre image en train de se former ou peut se focaliser sur des corps lointains qui s’entêtent à tenir leur posture marmoréenne, jusqu’à faire trembler les chairs sous la tension d’une immobilité prolongée outre mesure. Jan Fabre sait dévoiler comme nul autre la densité de l’instant présent, bloc compact vécu sauvagement jusqu’à la moelle, lourd en même temps de pressentiments irrépressibles et traversé par des échos lointains qui n’ont rien perdu de leur intensité.

Question de jeu

30 ans après sa création Le Pouvoir des folies théâtrales saisit, enthousiasme, fascine toujours, prisme réfractaire à une lecture unique, tranchante et opaque, tel le regard d’un sphinx. Jan Fabre engage un jeu sans concessions avec ses pairs, de Wagner à Jarry et Artaud, de Stansilavski à Muller, de Nijinski à Luchinda Childs, en passant par Abramovic. Il joue, avec espièglerie, du contraste entre le maniérisme empreint de morgue ou de pathos des œuvres picturales qu’il choisit comme toiles de fond de son opus et l’engagement physique, parfois brutal, résolument sensuel, des performers dont il s’entoure. Les jeux qu’ils mènent sont toujours à la frontière, près du bord, où la vie se heurte, tumultueuse, aux fictions, dans un théâtre de la dépense radicale et ostentatoire et de la consommation de soi.

Les deux rois nus entament une danse, lutte hiératique, étreinte d’une terrible tension sensuelle que la distance préservée entre les corps ne fait qu’augmenter, dévorante. Une danseuse s’enracine au centre d’un plateau labouré de toutes parts par des assauts qui vont finir par s’éteindre. Elle seule persiste dans son solo, magnétique, halluciné, d’une beauté simple à pleurer, qui se prolonge indéfiniment, ressac ample et profond de tous les émois encore à venir. Nous sommes dans l’œil du cyclone, à l’endroit où Le Pouvoir des folies théâtrales œuvre en silence, bouleversant.


Crédits photos : Wonge Bergmann

Publié le 11/02/2015