Cinéma / Parole #7. Jean-Claude Taki

Le cinéma est toujours une histoire de fantômes. La mort est son idée préalable. Les films, ce sont des morts que l'on ressuscite. C'est une chose importante, dans laquelle s'enracine le travail que Jean-Claude Taki peut mettre en oeuvre avec les archives. Si l'archive peut être une volonté de capter le commencement d'un évènement ou d'un être, cette naissance peut avoir lieu aujourd'hui, dans l'ici et maintenant de la projection. Dans cette mesure, Ina movible cherche à brasser un fragment d'humanité, traversé par des joies et des peines qui sont aussi les nôtres, et qui ont éprouvé nos yeux qui regardent les formes en mouvement sur l'écran. Aussi, si le film a été initié dans le cadre d'un projet sur la mutation de l'espace urbain, qui est une question qu'il affronte pleinement, il veut s'arrêter au quotidien des halls de gare et aux préoccupations très pratiques qu'il génère.

En partant du postulat que l'archive ressuscite des morts, il est possible de chercher ce qu'il y a de vivant en elle. C'est sans doute la raison pour laquelle, dans Ina movible, Jean-Claude Taki sort l'image d'archive de son contexte d'énonciation, historique ou sociétal, et plus généralement de sa fonction documentaire, pour la travailler comme une pure forme plastique, qui a une vie en tant que telle. La mise à distance produite par cette opération de montage est creusée plus encore par le traitement sonore. Les paroles, captées telles que diffusées par l'ordinateur même qui les enregistre, se tiennent entre le bruissement lointain et l'articulation d'un sens — ce qui donne un poids particulier aux quelques phrases parfaitement audibles et dont le contenu se donne, en contrepoint de propos souvent inaccessibles, comme particulièrement significatif. La musique quant à elle vient accentuer cet effet de distanciation, et apporter une dimension sensible supplémentaire, en révélant que celle-ci habitait déjà les images, qui se déploie alors pleinement comme des formes libres. A cet égard, il n'est pas anodin si, dans les archives choisies pour le film, plusieurs mettent en oeuvre des situations télévisuelles qui aujourd'hui seraient impossibles. Ainsi la seconde séquence avec Jean-Luc Godard, qui clôt le mouvement du film, témoigne d'une liberté dans l'image dont la modernité semble avoir purement et simplement proscrit l'idée : un téléphone sonne, une voix répond, un micro apparait dans le cadre, lequel cadre ne sait pas bien sur quoi il doit s'arrêter. 

Cette liberté de et dans l'image dit aussi une liberté de et dans la pensée. C'est le sens que souhaite travailler Jean-Claude Taki, en créant des relations improbables entre les archives, elles-mêmes remontées pour les nécessités du film. Il s'agit de créer, en agrégeant les images les unes aux autres, d'abord montées comme si elles étaient muettes, une circulation, une respiration qui permette que les instant qui nous sont donnés à voir ne soient pas vécus sur le mode de l'ennui devant un temps qui ne nous concernerait plus. Cela touche à l'essence même de ce qu'est le cinéma, en direction duquel, au delà de l'exercice, travaille Ina movible : davantage que les formes, le film pose en l'embrassant une durée, un temps qui défile. Le compagnnonage de Jean-Luc Godard, que l'on retrouve à la fois au début et à a fin d'Ina movible, n'a en ce sens rien de gratuit. A l'ouverture du film notamment, le cinéaste est sur le plateau de Deux ou trois choses que je sais d'elle. L'archive de la situation est plus belle que la séquence du film qu'elle évoque. L'annonce par Godard des phrases que la coiffeuse va répéter, en produisant un effet de miroir, nous fait accéder à une intériorité qui échappe au film lui-même. Cette évocation de Jean-Luc Godard et celle sur laquelle s'achèvera le film permettent à la fois de montrer une image et son dispositif de fabrication. Elles sont comme des archives à la seconde puissance, la mémoire de l'acte même d'archiver. Tout film, quel que soit son ambition, doit, à sa manière, poser la question du cinéma. Ce qu'il y a de fascinant avec les films, c'est que nous savons d'emblée, quand nos regards se lèvent sur eux, qu'ils ont une fin. Ils nous montrent quelque chose de notre finitude en tant que telle.

Le film est également traversé par un émerveillement — qui témoigne également d'une forme d'amour — devant les efforts que l'homme déploie pour vivre au quotidien. Ce combat de tous les jours est lui-même travaillé par la finitude, l'angoisse devant la vie et la mort. Il y a quelque chose de très beau dans l'acharnement, qui est proprement humain, avec lequel nous faisons tourner notre roue, alors que l'on pourrait s'en extraire pour ne plus bouger.

La présence du logo au centre de l'image dit la fascination, qui peut aller jusqu'à l'ivresse, pour l'archive — dans laquelle on peut d'ailleurs se perdre. Le logo de l'Ina, en plein centre de l'écran, assure de fait un lien entre des images d'origines, de factures et d'horizons divers. Mais sa présence montre que quelque chose se joue graphiquement, formellement. Il pose un hors champ de l'image, bouleverse la lecture des plans dans l'image, au point que les prises de vue elles-mêmes, par un renversement singulier, semblent avoir été faites en vue de sa présence inaltérable au milieu du cadre. 

Si tu ignores le nom des choses rejoint ces questions liées à l'archive au cinéma en empruntant un tout autre chemin. A l'origine, ce film est une commande autour du réseau de bibliothèques de l'Aquitaine. Le contraste est frappant avec Ina movible : le noir et blanc des actualités d'antan cède le pas à la couleur, à la proximité avec le sujet filmé, à une nature reçue comme telle par la caméra. Dans la manière de filmer, une attention particulière cherche à brouiller le contexte de captation des formes, auquel nous n'avons pas accès. Le titre du film est emprunté à une phrase de Carl von Linné, naturaliste qui a inventé la nomenclature binômale qui permet une classification des animaux et des plantes selon leur espèce et leur type : "si tu ignores le nom des choses, tu en perds aussi la connaissance". Cette sentence rejoint à sa manière une pensée fondamentale : si l'on nomme une chose, alors elle existe. En découvrant des herbiers du 19e siècle dans une bibliothèque, l'idée a murie de les mettre en résonance avec Les sept discours touchant les dames galantes de Brantôme, et plus singulièrement un passage où il emprunte à un autre poète l'énumération des 30 canons de la beauté féminine, Au gré des recherches et des hasards, Jean-Claude Taki, son film étant encore en projet, a rencontré Julie Quéré, comédienne, dont le tatouage en forme de ronce, était comme un condensé du film : travailler un corps féminin comme un herbier, toute la difficulté étant de sortir d'une représentation trop érotique du nu féminin. 

Si tu ignores le nom des choses ne se donne pas comme une fiction, mais il met pourtant en œuvre des formes de récits : le lit défait dit une disparition, les dents qui se serrent sur la lèvre, au point d'y altérer la circulation du sang, fait surgir la question amoureuse. Mais ces récits possibles sont moins le signe d'une intention préalable que le témoignage d'un désir, qui doit habiter tout acte de filmer quel qu'il soit : il y a un vide, un manque, une attente. On filme toujours ce qui est en train de nous quitter et dans l'attente de ce qui arrive. C'est cette mort qui préfigure tout geste cinématographique qui a déjà été évoqué. Le travelling de la bibliothèque a quelque chose de morbide, et le lit défait prolonge ce sentiment que quelque chose a disparu. Le montage assure une continuité entre ces deux espaces qui deviennent perméables, et fait se rencontrer le disparu et le présent, le mort et le vivant. Comme les pages qui portent les traces d'herbes disparues, l'archive est une empreinte, une trace encore vivante de quelque chose qui n'est plus.

Ici encore, la musique joue un rôle particulièrement important, et permet de reconnaître la même signature à travers des images aux statuts divers. La suite de Jean-Sébastien Bach induit une sorte de rêverie, et permet à nouveau le mouvement de distanciation que nous avons vu à l'oeuvre dans Ina movible. Cet usage de la musique traduit moins une certaine nostalgie qu'une recherche de ce qu'il reste de vivant dans ce qui est éteint. La naissance d'une image est la résurrection d'une forme dont on sait qu'elle va mourir à nouveau. Il ne s'agit pas, ou pas seulement, de répondre à une angoisse de la mort ou d'exprimer une empathie pour les défunts — empathie que Jean-Claude Taki a pu éprouver en tournant un chapitre de Sotchi 255 notamment — mais de demander ce qu'il en est de l'existence de l'humanité. La mort permet véritablement de poser cette question, car une fois que la première est donnée, ce qui est le cas dans l'archive notamment, on ne peut pas tricher avec la seconde. L'acte de création, qui est une lutte avec le temps, doit pouvoir retenir en lui quelque chose de cette humanité disparue, pour l'offrir au présent.

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Compte rendu du séminaire Cinéma / Parole du 29 juin 2014.


| Auteur : Rodolphe Olcèse
| Artiste(s) : Jean-Claude Taki
| Lieu(x) & Co : Collège des Bernardins

Publié le 27/06/2014