Of Men and War de Laurent Bécue-Renard

Comment filmer la guerre ? Un nombre remarquable (et remarqué) de films présentés cette année lors du Festival de Cannes tentent de répondre à cette question. Elle nous renvoie aux mots de Chris Marker dans Level Five, affirmant que si le cinéma était en odorama, il n’y aurait pas de « films de guerre », car leur projection ne serait pas supportable. La guerre, en tant que telle, ne se filme pas. Ce qu’elle donne à voir, le spectacle qu’elle produit, dont le cinéma n’a cessé tout au long de son histoire de donner des versions, ne dit rien de ce qu’elle est. Ce que le deuxième film de Laurent Bécue-Renard, Of Men and War (Des hommes et de la guerre) – retenu en sélection officielle Hors Compétition et qui sera présenté en séance spéciale le mercredi 21 mai –, nous permet de saisir, c’est que la guerre ne se vit pas non plus. Elle se re-vit, elle surgit après-coup, son visage est celui d’un spectre qui hante ceux qui l’ont fait et ravage l’existence de ceux qui les entourent.

Les vétérans (de jeunes hommes ayant participé à la campagne menée en Irak par les Etats-Unis) suivis pendant plusieurs années dans leur parcours thérapeutique par le réalisateur, partagent le sentiment de ne pas avoir été tout entier sur le champ de bataille. Ils n’en seraient pas revenus, ou bien complètement fous. Aussi l’odeur évoquée par Marker n’est-elle pas même perçue par le soldat qui doit sauver sa peau. Mais elle l’imprègne, corps et âme (les récits de ces vétérans sont concrets, ils s’appuient sur des faits sensoriels), et le rend insensible à tout le reste. Il faudra accepter de s’en souvenir, de la sentir enfin, jusqu’au vomissement, pour pouvoir vivre avec.

Les acteurs de Of Men and War (s’il s’agit d’un film documentaire, les hommes filmés par Laurent Bécue-Renard en sont bien les acteurs, tant ils participent à sa construction) sont tous atteints d’un syndrome de stress post-traumatique. Nous les accompagnons dans leur groupe de parole et leur cercle familial, suivant étape par étape leur tentative de reconstruction. Ils sont accueillis dans un centre d’un nouveau genre, The Pathway Home (« La Maison du Chemin » mais aussi « Le Chemin de la Maison »), situé au beau milieu des vignes californiennes et lui-même dirigé par un ancien soldat (ce que le film prend soin de nous laisser deviner). Dès la première séquence, qui nous donne à mesurer le degré d’anxiété de ces hommes, véritables boules de nerf prêtes à exploser à la moindre contrariété, ce documentaire prend des airs de fiction. Sans commentaire ni contextualisation d’aucune sorte, il pose d’emblée la question du réel. Que suis-je en train de voir ? De projeter ? Suis-je d’ailleurs en mesure de distinguer les deux ? Les récits des vétérans ont eux-mêmes un caractère éminemment visuel et cinématographique. La guerre au cinéma n’est jamais qu’un être de fiction auquel on accède par l’imagination.

Avec une extrême pudeur, Laurent Bécue-Renard s’attache à filmer ce que fait la parole, la façon dont elle agite, bouleverse les corps. Le chemin vers, jusqu’à la parole, la parole en tant qu’elle est chemin, voilà ce dont il nous rend témoins. Des hommes et de la guerre, mais aussi de l’angoisse, qui transparaît à chaque instant dans les tics, les attitudes, les démarches de chacun d’entre eux. Ces masses de muscles (ces soldats sont pour la plupart d’un gabarit impressionnant) s’avèrent bien impuissantes à lutter contre la dépression. Rarement on aura filmé d’aussi près la honte, la peur de dire, les affres du trauma.

Comment ne pas filmer la guerre ? Ou comment en sortir ? En inscrivant son travail dans une « généalogie de la colère », titre d’une trilogie dont Of Men and War, après De guerre lasses (2003), constitue le deuxième volet, le cinéaste nous invite à percevoir cette entreprise thérapeutique comme une tentative contemporaine de réparation, dont le film serait partie prenante. Car les vainqueurs de cette guerre insensée sont comme toujours des hommes anéantis, devenus des dangers pour leur propre famille. Ce trouble identitaire, qui conduit ces « héros » à ne plus pouvoir, à ne plus savoir s’occuper de leurs enfants, est magnifiquement capté par Laurent Bécue-Renard, qui montre combien ils sont devenus étrangers à leur environnement. Des hommes et de la guerre, mais aussi des femmes, mères ou compagnes, qui sont souvent à l’origine de leur entrée en thérapie et font la guerre à la guerre. Car si le traumatisme ne peut être effacé, il s’agit à l’intérieur de ce centre et au moyen de ce documentaire de faire entendre la colère de ces hommes pour tenter de l’apaiser. Pour une fois, un père, incarné par ce mystérieux thérapeute vétéran, les invite à parler, à admettre leur faiblesse pour se délivrer de leur rage, sans jamais les juger. Il n’est d’ailleurs pas question pour eux de condamner l’armée, ces vétérans participant fièrement aux défilés organisés dans la région. Ce que nous apprend le film de Laurent Bécue-Renard, c’est qu’à défaut de pouvoir supprimer la guerre (on découvre l’un de ces soldats enseignant à de jeunes garçons à chanter l’hymne américain la main sur le cœur, reconduisant le schéma patriotique), le cinéma peut et doit au moins aider ceux qui y sont allés à dessiner un chemin par lequel en revenir.


Crédits photos : Laurent Bécue-Renard
| Auteur : Damien Marguet

Publié le 21/05/2014