Entretien avec Laurent Bécue-Renard

Christophe Loizillon : Est ce que vous pouvez replacer Of Men and War (Des Hommes et de la Guerre) dans votre filmographie ?

Laurent Bécue-Renard : Mon premier film, De guerres lasses (2003), qui était focalisé sur la trace psychique de la guerre chez des jeunes veuves bosniaques, avait été entrepris de manière plus intuitive que raisonnée. J’avais passé près d’un an dans Sarajevo en guerre, il fallait juste que je le fasse. Lors de la distribution du film, au fil des près de 300 débats, en France comme à l’étranger, j’ai été un peu désemparé de l’impact si fort qu’il avait sur les spectateurs. Il était clair qu’il renvoyait chacun à ce qu’il ou elle portait de la guerre. À force, je me suis mis à réfléchir sur cette absolue nécessité à l’origine de ce projet.

J’ai alors compris à quel point je portais la parole non dite de mes grands-pères disparus avant ma naissance sans avoir apparemment jamais parlé de leurs ressentis de guerre. J’étais le descendant de ces deux hommes, ils avaient été confrontés comme l’ensemble de leurs contemporains à des chocs psychiques d’une ampleur sans pareil et je n’y avais pas accès.

De guerre lasses était comme un portrait de mes grand-mères qui pour moi, enfant, étaient juste les veuves d’anciens combattants disparus. Or, ce qui me travaillait vraiment, c’était la question de mes grands-pères, et il fallait en passer par De guerres lasses pour aller à Of Men and War, pour pouvoir aller chercher à la source ce que mes grands-pères avaient ressenti, ce que cela leur avait fait.

Aussi, fin 2003, en lisant par hasard un article sur un jeune soldat américain rentré de la guerre blessé et dont la vie familiale avait été bouleversée par son traumatisme, j’ai compris qu’il était grand temps d’aller chercher cette parole perdue – fût-ce à l’autre bout du monde. C’est la place du film, c’est une suite logique, aller au plus près de ce qui sans doute me travaille depuis l’enfance.

CL : Votre travail cinématographique commence lorsque les canons et les caméras disparaissent du front de guerre. Pourquoi ?

LBR : De toute évidence, ce qui dure le plus longtemps dans la guerre, c’est l’après-guerre, l’onde de choc qui s’étend sur toute la vie des témoins et se propage d’une génération à l’autre. Nous tous, les contemporains qui sommes nés au XXe siècle, nous sommes porteurs de cette onde de choc. Or, le champ de bataille proprement dit et les images qui tentent de le représenter, c’est intéressant, mais ça ne parle pas de ce qu’on porte tous. Nous, nous portons l’héritage des survivants dans l’après-guerre. Lorsqu’on parle de la guerre, je pense qu’on parle de quelque chose d’inintelligible pour le spectateur, entre guillemets, « c’est un spectacle », on peut être ému par certaines images, mais elles ne nous parlent pas de ce qu’on éprouve vraiment. Je pense que l’image habituelle de guerre nous éloigne de l’expérience de ce que c’est que la guerre. Et ce qui m’intéresse, c’est qu’on ne fasse pas l’économie de ce qu‘on éprouve, c’est quelque chose qu’on porte tous.

Pour De guerre lasses, j’étais tombée sur la thérapeute. Pour Of Men and War, je suis allé à la recherche d’un thérapeute aux Etats Unis, parce que l’expérience thérapeutique est celle qui nous permet d’avoir accès à un ressenti éprouvé qui n’a jamais été verbalisé. Dans le fait d’aller filmer une thérapie, ce n’est pas juste l’idée de recueillir un témoignage de guerre, c’est aller voir des personnes qui ont décidé de cheminer. Ce qui m’intéresse, ce sont les questions que les gens se posent à eux-mêmes. Donc, je viens quand les caméras sont parties, au moment où, deux, trois, quatre ans après, pour des raisons liées à l’extrême souffrance du traumatisme, des protagonistes décident de l’affronter. L’essentiel du champ de bataille est dans la tête des gens, il se transmet directement dans la cellule familiale, donc je vais sur ce champ de bataille là, qui est celui de leur esprit. Parce que c’est un champ de bataille.

CL : Ce film pourrait-il être fait par un cinéaste américain ?

LBR : Je ne pense pas, pour plusieurs raisons :

- Je ne suis pas certain qu’ayant eu toutes les autorisations de faire ce film en France, j’aurais eu la liberté personnelle d’entreprendre ce travail. Il y aurait eu des entraves, ne serait-ce que le langage. Compte tenu du milieu social auquel j’appartiens, aurai-je été capable d’entendre dans ma langue ce que j’ai pu entendre dans une langue étrangère ? Peut-être y aurait-il eu une barrière inconsciente. Eux aussi en auraient eu une autre.

- Je viens de loin, d’un endroit où ils ne sont jamais allés. Et je ne m’arrête pas 5 minutes, je reste durant 14 mois, et je reviens durant des années, je retourne chez eux, ils ont un enfant, ils se marient…. C’est dans mon statut d’étranger qu’ils m’ouvrent les portes de leur vie.

- Je suis resté profondément ce petit fils de soldat français, et j’en ai parlé à ces soldats. Je leur disais : « Je pense que vous allez m’aider à comprendre le legs de ces deux grands-pères. » Et eux le comprenaient d’autant mieux qu’ayant des enfants eux mêmes, ils voyaient très bien combien leurs enfants souffraient par pur tamponnage (au sens de l’imprimerie) du traumatisme de guerre.

CL : 2008 – 2013, il vous a fallu cinq ans pour faire ce film. Y-a-t-il une relation entre le temps de la guerre (préparation, front, retour) et le temps cinématographique (préparation, tournage, montage) ?

LBR : Contrairement à l’exercice propre de la guerre, l’après-guerre, c’est très long. Le temps de mon film, c’est le temps de l’après-guerre, c’est à dire de la décantation des évènements traumatiques. Ça peut être une vie. Pour moi, il s’est écoulé 10 ans entre l’idée et la présentation du film terminé, du 31 décembre 2003 à mai 2014. C’est déjà très long, 10 ans dans la vie d’un être. Mais c’est à la mesure de ce qu’est le temps de la guerre.

J’aurais pu continuer plus longtemps. Pour commencer à trouver du sens dans l’héritage traumatique, pour les protagonistes de la guerre, il faut ce temps là… Parfois, il faut une vie.

Il y a des vies très longues, il faut très peu de temps pour détruire une existence.

Le temps de la décantation du film n’est pas un temps linéaire, et dans la construction du film j’ai voulu faire exploser la linéarité et montrer que pour chacun il y a une distorsion du temps, des retours en arrière et des flash vers l’avant en permanence.

CL : Quel a été votre engagement de cinéaste à travers ce film ?

LBR : Mon expérience est singulière. J’ai décidé de faire un film quand j’avais 30 ans, ça m’est tombé dessus. C’est venu de l’intérieur, je me suis dit « c’est ça » et le seul mode de représentation qui m’est venu à l’esprit, ça a été le cinéma documentaire parce que j’ai senti qu’il fallait que je parle de ce cheminement intime et que le mode de représentation choisi devait être incarné.

Parler de mon travail, c’est aussi parler de cette intime conviction : « c’est ça », c’est le sens de ma place sur cette terre. Ça a été long mais je n’ai jamais dérogé à cette intime conviction. Je ne peux pas dissocier ce travail de ce que je suis. J’ai le sentiment, merveilleux d’une certaine manière, que c’est le sens de ma présence ici. Je peux raconter cette histoire, celle-là.

Au jour le jour, on passe par des doutes, quand on sort d’une journée où on a assisté aux séances de thérapies de gens qui ont d’immenses souffrances.

Comment raconter une histoire ensuite à autrui qui ait du sens ? Tu sais que de toute cette boue, à un moment donné, tu pourras faire jaillir un peu de lumière, en étant en situation de donner du sens, et à tes protagonistes, et au spectateur qui écoutera le récit que tu feras.


Crédits photos : Laurent B?©cue-Renard

Publié le 13/05/2014