Quand je pense qu'on va vieillir ensemble - Les chiens de Navarre

Les Chiens de Navarre reviennent à la charge avec une pièce audacieuse qui resitue les enjeux d'un travail scénique radical, pousse plus loin les expériences liées aux ressorts intimes de l'individu face au groupe, et explore de nouvelles formes d'écritures du plateau.

Ils en ont fait une marque de fabrique: cet accueil du public qui l'introduit dans le vif du sujet — pour la nouvelle création, un champ après la bataille. Le terreau gras, dont l'odeur se répand dans les gradins, recouvre complètement la scène, est parsemé de débris en tout genre — matelas, palettes en bois, une baignoire — une déchèterie peut-être. Des foyers de feu sont encore vifs à certains endroits. Tout un programme déjà que ce premier décor. 

Jean-Christophe Meurisse et Les Chiens de Navarre campent ainsi le théâtre qu'ils veulent défendre: un territoire instable, terriblement mouvant, qui regarde les gouffres avec un mélange de rage moqueuse et de mélancolie, un endroit sujet à tous les débordements, qui amasse un trop plein de matière — verbale et gestuelle, charriée depuis la trilogie de la table —, émotionnelle aussi, à l'état brut de blocs élémentaires, que laisse déjà entrevoir la fin soutenue d'une pièce présentée ce printemps, incursion impromptue dans le domaine de la danse. 

C'est à la Ménagerie de verre que Les Chiens de Navarre évoluaient pour la première fois sur un sol recouvert de terre — les danseurs ont apprécié la qualité du parquet. Ils le gardent pour leur nouvelle création, et foulent la terre tous barbouillés de sang, comme s'ils étaient tout juste rescapés de la scène cannibale de Nous avons les machines, dernier volet de la trilogie, créé en 2012. Ils jouent maintenant à la pétanque, alors que la bande son reprend en boucle les appels de trompette du festival d'Avignon, sirènes de la consécration. Le cadre est posé, le plaisir du jeu s'y déploie à plusieurs niveaux de lecture. 

L'irruption de la musique, en l'occurrence le standard d'Otis Redding I've been loving you too long, performé en playback dans la version chaude et très suggestive d'Ike et Tina Turner, par Thomas Scimeca et Anne Elodie Sorlin, marque un radical changement d'atmosphère, lance de nouvelles pistes également. Il y a dans la temporalité complexe du verbe conjugué en anglais de troubles présages qui vont germer au long de la pièce dans des situations grotesques et bouleversantes. 

Pour cette nouvelle création, Jean-Christophe Meurisse procède à un montage cut qui se rapproche de l'art cinématographique. Le recours à des musiques de film, à la forte charge dramatique et émotionnelle, le clin d'œil à Maurice Pialat par le titre Quand je pense qu'on va vieillir ensemble, pleinement assumé dans la scène du couple qui se déchire dans une voiture, ces moments d'apaisement à la beauté déchirante — dans une lumière lunaire dans le no man's land du plateau, un homme et une femme ôtent leurs vêtements et s'allongent tranquillement l'un à côté de l'autre sur un matelas posé sur les gravats — autant d'indices d'un possible tournant dans le parcours du collectif. Certaines envies semblent murir. Les Chiens de Navarre apprivoisent le silence et le travail des atmosphères, fortement chargées d'électricité, de mélancolie, de brouillard et de poésie. 

Il y a, certes, ce rire dévastateur qui évoque la trilogie de la table. Il ne s'agit en rien d'une redite. Du groupe — amis, voisins, conseil d'administration d'une collectivité territoriale —, le centre d'intérêt de ces situations absurdes, parfaitement désopilantes, qui laissent néanmoins toujours un arrière-goût acide et caustique, se déplace vers l'individu. Il n'est d'ailleurs pas anodin que la fameuse table ait disparu, ce meuble qui relie, pose la base de travail en commun et met en même temps une distance protectrice entre ceux qui se ressemblent autour d'elle. 

L'individu paraît fragilisé, en manque de repères, en proie à la barbarie formatrice de toute une industrie du bien être qui décline les protocoles à suivre pour atteindre un bonheur nettement quantifiable. La référence au titre de Stig Dagerman, Notre besoin de consolation est impossible à rassasier, vient appuyer cette dépossession de soi, mise en œuvre de manière systématique, jouant sur les ressorts d'un comique de répétition poussé jusqu'aux limites du supportable. Le vif travail de la parole auquel les Chiens de Navarre nous ont habitué est davantage acéré, il est structuré selon les principes d'une méthode qui manie à la perfection syntaxe et sémantique pour s'attaquer à la racine de l'être. 

Pourtant ce qui nous touche énormément dans ce spectacle a trait à son versant fragile, à sa dimension d'exploration, par tâtonnement, d'autres territoires de l'imaginaire davantage liés à la matérialité, à l'ici et maintenant du plateau. 
De nouvelles écritures scéniques se cherchent, oscillent entre des coups d'éclats fulgurants et des discrètes suggestions qui font signe vers les couches enfouies du travail de création. 

Dans un geste final à la beauté trouble, une pluie fine tombe sur le plateau, dissipe le brouillard qui pourrait occulter des paysages volcaniques ou marins, hantés par une voix qui rappelle l'écriture de Duras, irrigue le terreau. C'est frais et sauvagement vivant !

--
Ce texte a initialement été publié sur www.paris-art.com


| Structure(s) : - Les Chiens de Navarre

Publié le 15/10/2013