Koyamaru de Jean-Michel Alberola

Koyamaru est un village minuscule perdu dans les montagnes, à 300 km au Nord-Ouest de Tokyo. Jean-Michel Alberola s'y est rendu régulièrement, pendant deux années, pour approcher conjointement, par la fréquentation de la dizaine d'habitants qui y vivent, la figure du « paysan universel » et la pratique du cinéma. Jean-Michel Alberola, qui a pour bagage une longue expérience des arts plastiques, s'est ainsi efforcé de prendre, à l'aide du médium filmique alors nouveau pour lui, le pouls d'une présence au monde oubliée par le confort moderne, confort qui ne va jamais sans élaguer profondément nos possibilités d'existence, et sans doute blesse irréversiblement quelque chose de notre humanité. C'est que, précisément, les possibilités humaines de vivre, et conséquemment de penser, se déploient dans et par la rencontre du monde, et son éventuelle résistance aux actes les plus simples, et, au premier abord, les plus irréfléchis, par lesquels nous nous tournons vers lui : respirer, manger, habiter. De tels actes sont au coeur de Koyamaru, et constituent sa matière vive.

Si ces gestes de la vie quotidienne, qui soutiennent et organisent continuellement notre présence au monde, vont de soi, c'est peut-être, comme bien des dimensions de notre existence, dans l'épreuve et les difficultés qu’ils montrent tout leur sens et laissent jaillir leur portée réelle. Peut-on savoir en vérité ce qu'il en est de respirer si nous ne perdons jamais souffle ? Ou ce qu'engage le partage d'un repas si nous n'avons jamais souffert de la faim ? Un mouvement entravé, s'il n'a pas renoncé à lui-même, fait solidairement signe vers le lieu d'où il vient et celui auquel il tend. Et dans cette suspension, que peut provoquer la rencontre d'un obstacle, il montre parfois avec plus de force et plus d'évidence en quoi il consiste essentiellement. C'est en luttant avec un adversaire plus vaillant que lui que Jacob témoigne de ce qu'il est en vérité. Cette idée que l’épreuve, loin de me diminuer, peut me révéler tel que je suis, n’est pas étrangère au cinéma. Un film, quand il est empêché, donne plus facilement à voir, en même temps que les images sur lesquelles il se dresse, ce qu'il en est du cinéma qu'il cherche à mettre en œuvre.

Si le film de Jean-Michel Alberola ne semble pas avoir été accouché dans la souffrance — ce n'est pas en tous cas la tonalité première qui se dégage de ce vaste tableau de presque trois heures — il n'hésite pas à capter toutes les humeurs de ses interlocuteurs, y compris celles qui peuvent contrarier son projet : les différents paysans qu’il accompagne sont tantôt loquaces, emportés dans un flot de souvenirs inépuisables, tantôt impatients, dans le refus du film qui est en train de se faire. Car ce film sans doute leur vient avec un lot de tracas inévitables et nécessaires. Une équipe de tournage en effet, fut-elle la plus réduite possible, ne va jamais sans troubler la réalité dans laquelle elle s'insère pour la capter.

Koyamaru se donne comme un documentaire, ce qu’il est d’une manière incroyablement précieuse. Le film cherche moins à documenter objectivement la situation de quelques habitants d’un village en passe de disparaître, qu’à les rencontrer dans leur parole et dans l’expression de leur intériorité. Il veut leur donner un espace dans l’ordre du film lui-même. Cela suppose moins de discuter avec eux que de recueillir les détails du lieu, les traits des différents visages ou les postures de corps qui ont tous bien vécu, alors même que leur parole est en train de parcourir son propre chemin. Il n’y va pas d’une bonne intention de cinéaste, mais, plus décisivement, d’un parti pris de réalisation qui envoie Koyamaru vers une dimension formelle qui sera creusée inlassablement pendant tout le film. Nous ne pouvons pas rencontrer un être sans lui être présent, et exprimer la vérité de cette rencontre sans dire quelque chose de ce que nous sommes ou devenons lorsqu’elle nous arrive. Le film de Jean-Michel Alberola, sur quatre saisons, veut s’entretenir avec les habitants du village, c’est-à-dire, peu ou prou, se tenir entre eux, accueillir cette existence paysanne parlée et filmer la possibilité cinématographique de cet accueil lui-même. Les nombreuses intrusions, dans les plans du film, de la perche du preneur de son, ou du matériel de tournage posé ici ou là, ne disent pas autre chose. Avant même que les prises de vues soient faites, le film est là, dans le village, en train de se faire. Ces instants, où l’attention quitte l’orateur pour s’attarder sur ce qui est autour de lui ou ceux qui partagent l’espace avec lui, ce qui inclut l’interprète du film et l’ingénieur du son, ouvrent littéralement le film. Pendant que les discussions ont lieu, Jean-Michel Alberola prend la liberté de vaquer à ses images, qui procèdent à la fois de la continuité et de la rupture, de la proximité et de la distanciation. C’est souvent par un léger mouvement latéral de la caméra que le plan en vient à révéler l’équipe et son matériel, ce qui change littéralement la situation narrative du film sans l’arrêter pour autant, et provoque un glissement à la fois doux et radical du travail documentaire vers une pure expression poétique, et bientôt plastique, de la réalité.

Ce parti pris de montrer la rencontre entre « le paysan universel » et le cinéma est à la fois tâtonnant, dans une dimension de recherche, et totalement abouti, assumé dans sa fragilité. C’est peut-être pour suivre la continuité de ce geste que Jean-Michel Alberola filme une situation de projection, ou encore montre les villageois découvrant des images de la ville de Tokyo qu’il a faites depuis un train. Il s’agit alors de confronter un univers visuel à un autre, et par là une possibilité à sa négation complète et radicale. D’un côté, il y a le village, la quotidienne lutte contre la neige, l’attente du printemps et les efforts pour irriguer les cultures de riz, de l’autre, les grands immeubles, la violence qu’ils nous infligent, la blessure qu’ils portent à la respiration et à la circulation de l’eau dans des sillons de la terre. La ville est, dans son sens profond, une occultation du paysage. En assurant la transition entre le printemps et l’été, cette séquence montre que le paysage n’est pas donné, et qu’il faut le conquérir, en luttant contre l’aplomb assommant des immeubles, ou contre cette neige qui empêche les habitants de sortir de leur maison. Il faut entendre le « pays » résonner dans les figures du paysan et du paysage. Le paysan, c’est d’abord celui qui habite le pays, ce lieu circonscrit par le paysage, qui à la fois ferme et ouvre un territoire sur le monde. Paysan, le film lui-même doit le devenir par la fréquentation du pays, qui lui permet de se saisir du paysage et de le dessiner. Il lui faut alors passer de la ville à la campagne, du négatif de la pellicule à son positif, il faut encore braver la neige qui fait écran à l’éventuelle tranquillité de la vie, et regarder enfin les bourgeons revenir, une fois passé l’hiver, pour y entendre l’appel à irriguer le sol.

Jean-Michel Alberola, en même temps qu’il fait ce « premier film », explore les diverses possibilités du médium cinématographique, notamment en travaillant à partir de deux matières, l’argentique et la vidéo. Ces deux registres d’images épousent le fond du film en lui donnant sa forme, qui oscille entre documentaire et cinéma de poésie. L’image argentique a ceci d’irremplaçable qu’elle rend manifeste, pour de simples raisons matérielles, que c’est toujours un surcroît de lumière qui envoie et achève, à la prise de vue, les plans tournés. Jusqu’à une époque récente, les images filmiques procédaient de la lumière, elles étaient, au sens propre, photogéniques : produites par la lumière, pétries de lumière. Le fait de garder les amorces de début et de fin de plan, ce que fait souvent Jean-Michel Alberola dans la seconde partie de Koyamaru, montre qu’un film doit être tout entier porté par cette lumière qui excède le cinéma, le guide et lui permet de prendre corps.

Filmer le printemps et l’été à l’aide d’une caméra 16 mm est un geste qui n’est ni gratuit, ni anodin. Il faut aller au-devant des saisons des jours depuis le printemps du cinéma, et engager un mouvement qui, parti de la lumière, se tourne vers le midi où elle devient éclatante, aveuglante. Pour autant, le film de Jean-Michel Alberola n’ignore ni la nuit, ni l’angoisse où elle peut nous plonger. Dans un plan tout à fait sidérant, par sa patience et la durée qu’il met en œuvre, les habitants de Koyamaru sont assis en rang devant la caméra. L’interprète, accroupie devant eux, auprès du microphone, les écoute évoquer la traversée des bois la nuit, lorsque les bêtes sauvages menacent de surgir, et que le village semble loin. Les souvenirs racontés donnent alors une épaisseur singulière à l’obscurité de la pièce, qui soudain se peuple d’images que la caméra ne peut produire autrement qu’en se tournant vers la seule puissance plastique de la parole, qui est elle aussi une source lumineuse dont procèdent le cinéma, qui voit alors s’offrir à lui cette chance inouïe de devenir un lieu pour l’écoute.

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Ce texte a été initialement publié sur le blog du groupe de recherche La parole de l'art du Collège des Bernardins.


| Auteur : Rodolphe Olcèse
| Artiste(s) : Jean-Michel Alberola

Publié le 15/10/2013