Myriam Gourfink / Une lente mastication

Myriam Gourfink est certainement la chorégraphe à l’actualité la plus foisonnante en ce début de 2012 : trois créations dont un solo et deux pièces de groupe, un ouvrage collectif, Danser sa créature, édité par les Presses du Réel, ainsi qu’un tiré à part de la revue Mouvement la placent sur le devant de la scène.

Une lente mastication, présentée au Théâtre de Gennevilliers, s’inscrit de manière évidente dans la lignée de son oeuvre, toujours travaillée par la lenteur, soucieuse de micro-mouvements, de l’activation de muscles profonds qui ouvrent à l’intérieur du corps des espaces insoupçonnés. Le titre de ce nouvel opus résonne avec sa création de 2009, Choisir le moment de la morsure, qui, avec une grande économie de moyens, et portée par des interprètes d’exception, la chorégraphe elle-même, Cindy van Acker et Deborh Lary, fait date et reste marquée par un acquis d’une importance capitale : le contact est enfin possible, et de surcroit, le corps des danseuses peut devenir de la matière pour la danse des autres. Pourtant, ce n’est pas cette avancée radicale  que l’artiste décide de poursuivre, malgré un titre dont l’univers sémantique reste lié au sens du gout. Selon ses propres veux, elle se situe plus dans une recherche de la saveur de l’espace, de la saveur du mouvement, essaie de donner à ses danseurs les moyens de gouter à l’essence de sa danse. Elle propose d’ailleurs une forme de renouveau au niveau de ses interprètes. C’est en effet la première fois en quinze ans de créations que Myriam Gourfink sollicite deux danseurs hommes. A l’heure des premières représentations, il est encore tôt pour pointer les qualités particulières que leur présence apportent à la texture de la pièce, mais gageons qu’avec le temps, cela saura s’affirmer et s’affiner. La chorégraphe fait d’ailleurs le constat qu’il faut 6 à 7 ans pour qu’un(e) interprète puisse éclore et s’épanouir véritablement dans sa danse.

Toujours fidèle au système des partitions ouvertes, Myriam Gourfink aménage pour cette création, au sein d’une écriture du mouvement fine et précise, de généreux espaces de liberté. Elle travaille avec et à partir des intentions intimes de chacun(e) de ses danseuses et danseurs, qu’elle encourage à s’affirmer dans une première partie plus trouble, tâtonnante, où l’on sent le groupe se reconstituer chaque soir différemment. Cette vague lente et obstinée déferle dans un deuxième temps sur le plateau, dans une irrésistible traversée que chaque interprète vit à sa manière. Le temps explose et se difracte de manière vertigineuse, chaque danseur trouve ses propres chemins sous la chape d’une lenteur commune à tous. La manière dont Deborah Lary, Véronique Veil ou encore Carole Garriga s’emparent de cette énorme liberté dans la contrainte est époustouflante. Certes des spasmes et des respirations globales se propagent au niveau du groupe, des géométries organiques se précisent et se recomposent. L’unité enveloppante de cette expérience est en grande partie due à la matière sonore que prodige Kasper Toeplitz, collaborateur de longue date de la chorégraphe. Les nappes s’accumulent, à la force tellurique, brute, les cordes de son instrument amplifié jouées à l’archer laissent parfois éclore d’étranges harmonies. Au comble de la tension électrique, des grondements lourds éclatent, dont les vibrations labourent les corps en profondeur, puis la tempête s’éloigne, pour laisser les basses fréquences agir comme des caresses amenant en douceur les interprètes sur l’autre rive du plateau.



Publié le 15/10/2013