L’Art et les formes de la nature #9 / Mathieu Asselin

L’Art et les formes de la nature #9 / Mathieu Asselin

Paysages affectés

Mathieu Asselin est un photographe documentaire qui intègre une composante forte à son travail : la recherche. Il ne se contente pas de dresser des états des lieux, il documente des situations, dépassant ainsi la simple représentation. Pour lui, la photographie ne se suffit pas à elle-même. À la photographie, il adjoint les outils de la recherche, comme ceux du journalisme ou de la presse écrite, pour raconter précisément. Dans son livre Monsanto : une enquête photographique (Actes Sud, 2017), on trouve bien sûr ses photos mais aussi des documents et beaucoup de textes, agencés en chapitres. Ce projet, commencé en 2011, a d’abord nécessité deux années de recherche avant de pouvoir commencer à photographier. Bien que les désastres écologiques tentaculaires de Monsanto s’étendent au monde entier, Mathieu Asselin ne pouvait pas lui-même se déplacer aux quatre coins de la planète. Il a alors choisi de faire parler l’entreprise Monsanto d’elle-même : à travers ses publicités. Il a acheté des publicités pour les exposer, et ainsi interroger le monde de Monsanto : un monde en apparence parfait, mais en total désaccord avec la réalité.

Chapitre 1. La Maison du Futur et la rivière rouge

La Maison du Futur était une attraction de Tomorrowland à Disneyland en Californie. Monsanto en avait produit les peintures et les revêtements plastiques, fabriqués à Anniston en Alabama, une ville de 20 000 habitants, contaminés par les taux élevés en polychlorobiphényles (PCB) et obligés d’abandonner leurs maisons. Il s’agit là du premier exemple d’une population contaminée à grande échelle. Une résonnance ironique avec l’écologie, mot formé sur la racine grecque oikos qui signifie maison. Les sources documentaires sont citées et corroborées par des juristes et des scientifiques. Mathieu Asselin a rencontré les personnes qui ont lancé le mouvement contre Monsanto. Des 1970, Monsanto a mis au point des techniques et des stratégies pour continuer à tirer des bénéfices tout en sachant que ses produits étaient dangereux. Mathieu Asselin a peint une de ses photos en rouge (un arbre qui plonge et se reflète dans l’eau) pour exprimer le souvenir des gens d’une rivière qui devenait rouge, pour représenter non pas la contamination mais la mémoire.

Chapitre 2. L’agent orange

Mathieu Asselin a rencontré au Vietnam les victimes de cet herbicide défoliant employé par l’armée américaine pendant la guerre pour éliminer la canopée et empêcher la population de se dissimuler sous les arbres. Il se rend sur les lieux aux États-Unis ou a été produit l’agent orange, dont on ne sait pas se débarrasser, tout comme la radiation, et photographie des paysages altérés. Les sites sont seulement bétonnés, ce qui n’arrête pas véritablement la contamination. Les employés de Monsanto qui ont produit cette arme chimique aux États-Unis en ont été eux-mêmes victimes, développant des cancers. Tout comme les vétérans de la guerre qui ont manipulé l’agent orange pour le disperser sur la jungle et sur la population. Le produit agissant en profondeur sur les gênes, on continue d’en voir les effets sur les deuxième et troisième générations issues des victimes. Pour témoigner de ces effets, le photographe prend aussi bien des photos d’enfants nés difformes que des photos de toutes les boîtes de médicaments que doivent prendre les personnes malades, qui ne sont pas toujours reconnues comme victimes de l’agent orange. Au Vietnam, c’est une collection de fœtus qui constitue l’un des exemples les plus frappants des effets de l’agent orange. Mais aussi les enfants encore touchés actuellement, parfois sans yeux, ou atteints mentalement. Il photographie une jeune fille sans bras, aujourd’hui, et montre également une photo d’elle enfant. Elle arbore un t-shirt avec un drapeau américain. Intrigué, le photographe ne lui demandera pas pourquoi, y voyant une forme de dénonciation mais aussi peut-être une fascination pour les États-Unis, ou encore un apaisement, comme si la haine avait disparu.

Chapitre 3. Monsanto City : un paradis dérégulé

Monsanto est installé depuis les années 1940 dans une ville de l’Illinois, non seulement au niveau industriel et économique mais aussi politique afin d’autoriser un désastre écologique, avant de quitter et de délaisser la ville. Mathieu Asselin photographie un groupement de maisons, qui est un des endroits les plus contaminés de la ville ; ou bien le Mississippi où Monsanto a déversé ses produits ; ou encore le lieu d’un accident après lequel Monsanto décide de se diversifier dans l’agrochimie en 1978 – un train déraille, chargé de produits chimiques très nocifs, or Monsanto a caché ce contenu pendant 48 heures, des heures importantes qui ont empêché de préserver et sauver les personnes. Dans cette ville, personne n’a voulu parler ni donner des archives au photographe. Mais il a trouvé à l’Université de Columbia toutes les archives de la presse de l’époque. Ce chapitre est surtout constitué de ces coupures de presse. Il montre même sur ses photos les boîtes et la machine pour lire les microfilms, donnant une place d’importance aux archives.

Chapitre 4. Le contrat

Aujourd’hui, Monsanto est surtout connu pour le glyphosate, les produits phytosanitaires et les OGM. Mais l’entreprise se concentre sur un nouvel aspect : le copyright des graines, traitées comme s’il s’agissait de softwares. Les conséquences sont terribles. La police prélève des échantillons dans les champs pour savoir qui utilise des graines Monsanto, et trouve ainsi des graines chez des agriculteurs qui n’en ont pas utilisé ! Monsanto les traîne alors en justice. Pourquoi les champs sont-ils contaminés ? Le Midwest possède 80 % de cultures OGM, qui contaminent les autres plantations. Le contrat Monsanto est un contrat de technologie très compliqué à comprendre. Il a été traduit par un avocat dans le livre pour être rendu compréhensible. Les agriculteurs finissent par choisir Monsanto pour ne pas être poursuivis en justice pour usage illégal des graines. Le Roundup, composé de glyphosate, est un défoliant tout comme l’agent orange. Les graines OGM sont modifiées pour lui résister, or les herbes deviennent résistantes avec le temps. Ce chapitre comporte un montage d’images qui relate le cynisme de Monsanto, à partir d’objets du quotidien et des slogans mensongers : les produits chimiques vous aident à manger mieux et à vivre plus longtemps !

Face à un monde flou, impalpable, comment faire en tant que photographe pour entrer dans ce travail, dont l’invisibilité est justement la problématique ? Il s’agit essentiellement d’endroits où on ne voit rien. C’est en confrontant plusieurs photos que l’on comprend chaque photo individuelle d’une manière différente. On change alors notre regard sur ce que l’on voit. Monsanto, c’est une histoire qui est partout, c’est un monstre d’histoire(s). Pour le raconter, on ne peut pas tout raconter. Il faut en déterminer les clés de voûte, les meilleurs exemples qui peuvent être reconnus, identifiés, et qui permettent d’en trouver la colonne vertébrale : qui est Monsanto, d’où viennent-t-il, quel futur proposent-ils ?

La première image du livre n’est pas une photographie mais un document, un paysage fantasmatique : la maison de Hansel et Gretel. Face à cette image, Mathieu Asselin propose un autre discours : la banalité du mal au sein de paysages réinterprétés. Comment définir ce rapport à la nature et comment cela s’oppose-t-il au travail de Monsanto, qui agit selon un rapport de force, économique, vis-à-vis du paysage, une forme de domination ? Les produits Monsanto sont d’ailleurs issus de la Première et de la Seconde Guerre mondiale. Le rapport à la nature est similaire à celui d’un état de guerre, aux répercussions énormes sur l’eau, sur l’air, sur la terre. On peut parler d’une extermination du vivant. Monsanto de son côté présente une symbiose entre l’homme et la nature, qui semblent vivre en harmonie. Le travail de Mathieu Asselin consiste à démanteler le récit de Monsanto. Mais plutôt que traquer une vérité, il cherche à saisir des faits, plus objectifs. Cela vient aussi de son propre rapport à la nature : Mathieu Asselin a grandi jusqu’à ses quatorze ans dans des lieux très reculés au Venezuela, avec des parents qui lui ont appris à vivre parmi la nature et à interagir avec elle. Pour ce travail sur Monsanto, il photographie la nature de manière carrée et froide. La nature est prise comme un tout, elle n’est pas isolée de l’homme, de l’agro-business ni de l’économie. Sa position documentaire est avant tout un travail de dénonciation d’un rapport de violence, d’un rapport de force.

Il entretient un double rapport au texte : photographique ou de pur contenu. On ne peut pas tout savoir seulement avec une photo. Il ne se reconnaît pas dans la photographie documentaire qui se contente de laisser le spectateur avoir un avis selon une supposée neutralité. Il cherche au contraire à utiliser ce point de vue personnel et à l’inclure. Walker Evans et James Agee, aux grandes heures du photojournalisme, mêlaient eux aussi texte et images. Si Mathieu Asselin n’est pas accompagné d’un écrivain, il a cependant travaillé avec un écrivain qui n’a pas voyagé avec lui mais à qui il a donné ses sources basées sur les faits. Parfois, cela ressemble à une thèse, référencée comme un travail universitaire. Pour un prochain travail, il y aura un journaliste à ses côtés, pour pouvoir faire le récit de problématiques complexes. Il est important de photographier les conséquences d’un problème, mais il est aussi important d’en photographier les sources, sans pour autant oublier les victimes.

Chacun des chapitres du livre développe un rapport au temps : le temps long pour la guerre du Vietnam où le temps court pour le monde de la finance. Il y a donc des juxtapositions et des superpositions de rythmes et d’échelles temporelles. Lors d’une deuxième édition du livre en 2019, le photographe a ajouté la question du marché boursier. Alors qu’il reçoit un prix prestigieux de la fondation allemande Deutsche Börse, il se rend compte que cette entreprise est actionnaire de Monsanto. Il ajoute alors à l’exposition un journal gratuit relatant cela. Il s’agit vraiment d’un travail organique, qui s’adapte à l’actualité et évolue. Monsanto n’est pas une histoire figée dans le temps. Pour sa première exposition dans sa galerie à Amsterdam, il avait mené une action éducative, sans vendre de photographies. Pour le projet Monsanto, il n’y a pas eu non plus de photographies vendues, seulement des récits qui racontent une histoire, vendus à des institutions qui diffusent le travail. Un travail donc qui se poursuit, tout comme son indignation. Avec le journal Libération, il négocie l’usage de ses images à condition qu’elles soient utilisées chaque fois que Monsanto est dénoncé ou condamné. Ainsi, il s’agit d’un travail qui a pris son autonomie et qui peut presque se poursuivre sans lui.

Une interrogation profonde structure cette enquête : comment l’humain peut-il trouver sa place en luttant contre la nature ? L’humain est passé d’un morceau de la nature à un agent de contrôle qui veut se situer au-dessus de Dieu et de la nature. L’humain se détache pour créer une nature parallèle, technologique, scientifique, économique. Il se prend pour un Dieu – homo deus. Monsanto en est une incarnation.

Mathieu Asselin, dans ce projet d’envergure, a développé une poétique du visible et de l’invisible. Ce travail a été apprécié à la fois par le monde du photojournalisme et par le monde de l’art. Si l’artiste attaque Monsanto, c’est de manière poétique, avec des armes esthétiques, avec des images et de l’écriture. Pour vraiment attaquer Monsanto, mais en maintenant la beauté comme arme, tout comme sa dignité d’artiste.

--
Compte rendu de la séance du séminaire L'Art et les formes de la nature du 1er juin 2021, animée sur Zoom par Clément Paradis et Vincent Deville.


| Auteur : Vincent Deville

Publié le 01/10/2021