Jusqu'à l'incandescence

Autour du film Incandescence des Hyènes (2020) de Nicolas Matos Ichaso

In girum imus nocte et consumimur igni. Ou : « Nous tournoyons dans la nuit et nous avons été consumés par le feu ». Mais en traduisant on perd le jeu circulaire du palindrome latin, qui retourne sur lui-même en recomposant dans le deux sens une même phrase. Ce vers pourrait suffire – cela serait assez pour résumer ton premier film, Nicolas, présenté enfin au Cinéma du Réel après avoir été colporté entre l’Ethiopie et Saint Etienne pendant 8 ans, par une patience têtue. Le film d’un noir labyrinthique dans lequel on erre à la recherche des braises où s’affairent les forgerons de Harar.

Parmi les tarots de ta culture de jeunesse, tu as pioché ceux qui désignent et te font fantasmer ce pays inconnu sur la carte africaine, l’ancienne Abyssinie. D’abord, il y a Arthur Rimbaud - le dernier, c’est-à-dire l’aventurier et le marchand qui remplacera l’écrivain, celui parti trafiquer dans la Corne d’Afrique. Ensuite les planches d’Hugo Pratt, ayant vécu en Ethiopie lorsqu’il était gamin et que son père militaire servait dans l’armée d’occupation coloniale italienne : c’étaient la fin des années 1930, ce sera ensuite la matière de plusieurs récits dessinés par l’auteur de Corto Maltese. Mais aussi la musique, beaucoup de musique qui bourdonne dans tes oreilles : Patti Smith qui en titrant son deuxième album Radio Ethiopia (1976) le dédiera également au poète maudit français ; le jazz-rock du groupe hollandais The Ex allé rencontrer le saxophoniste d’Addis Abeba Getatchew Mekurya pour l’album Moa Anbessa (2006) ; ou encore le reggae de l’univers rastafari animé par le rêve d’un retour aux racines africaines, back to Africa, vers le royaume du Negus.

Tu as une trentaine d’années et tu suis un master en Anthropologie à l’Université Lyon 2 - dispensé d’assiduité car il faut en même temps façonner du métal incandescent au marteau pour un CAP Ferronnier d’Art à Toulon. L’anthropologie académique n’est peut-être pas si importante, du moins pas la priorité. Si elle importe, c’est surtout qu’elle réitère l’occasion de voyager, de partir à la découverte, que tu as déjà savouré avant, en alternant intérim et périples. Il te faut partir en tout cas, pour faire « un terrain ». Sur quoi ? Des techniques traditionnelles de ferronnerie. Tes différentes formations cherchent ainsi un accord, bricolent une cohérence. Où ? La question est rapidement réglée, le chemin tracé par les poèmes, les chansons, les illustrations. Tu souhaites t’engager dans l’anthropologie visuelle en t’improvisant réalisateur et, en Ethiopie, tu tournes donc en 2012 un court métrage qui s’appelle Respiration d’une matière embrasée. Dans la fourmilière nocturne de la ville de Harar où pulsent les lumières et les bruits des forges primitives, s’égare l’ethnographie et commence une aventure cinématographique dont Incandescence des hyènes est le fruit. Avant même de valider ton master lyonnais (formalité administrative), s’imposera le désir plus urgent d’une formation en documentaire de création à Lussas.

En réalité, la ville patrimoine de l’humanité Unesco, destination touristique diurne, où les gens de la rue prennent volontiers Rimbaud pour le plus célèbre Rambo, elle reste en hors-champ. Tu te laisses ravir plutôt par la vitalité étrangère de sa nuit réveillée et enivrée par les amphétamines du Khat qui infusent sous les mâchoires inlassables, par le dédale urbain tantôt blindé et tantôt désert, par un nuage dense de sons qui tourbillonnent. On cause en Harari (et d’autres idiomes inconnus au voyageur européen que tu demeures). Les langues incompréhensibles ne peuvent pas devenir du dialogue avec toi et ton public, elles bruissent dans le brouhaha qui t’enveloppe comme une gaine : rafales de musique, moteurs crépitants, murmures, frottements, aboiements, cris… Puis, loin de la foule frénétique, des insectes qui chantent à tue-tête, de l’eau qui coule, une soufflerie, le crépitement du feu. On est désormais dans la bulle de l’atelier des forgerons, où on bosse jusqu’à très tard attisé par la drogue. Ici, le marteau est maître : il frappe le fer, son battement incessant scande un rythme âpre.

On flotte à travers cet univers sonore, émerveillés et inquiets. Par le superbe mixage d’Arthur Moget, la disposition des sons génère des rapports acoustiques volubles et dépaysants d’éparpillement, de rapprochement, d’écartement. On y tâtonne. Comme dans les ambiances nocturnes des images composées de pénombres, de phares jeunes, de néons bleu froids, de silhouettes passagères, de vapeurs épaisses, du vert acide des murs, des présences spectrales des bêtes qui rôdent dans les rues (vaches, chiens et surtout hyènes). Avec Camille Mouton au gouvernail du montage, le film creuse son tunnel dans cette matière sensible où la réalité se fait de plus en plus volatile et hallucinée. Seuls les visages et les corps des deux protagonistes silencieux s’offrent de quelque façon à notre prise vacillante - ainsi que l’abri de leur forge devenant un « phare » dans le noir (tu me dis). Ils traversent par intermittence le film qui les sculpte petit à petit comme ses héros, autant observés dans des situations de travail nocturne (parfois forcené, parfois songeur) que ciselés dans des espèces de tableaux vivants qui font parfois penser à certaines scènes de Pedro Costa. Au cœur de cette nuit sans issue, pérenne et fantasque, l’humble pauvreté de leur vie se métamorphose en quelque chose de mythique et s’enrobe d’une dignité épique.

À propos des histoires traditionnelles : une légende locale dit qu’à la tombée de la nuit les forgerons se transforment en charognards, en rejoignant les nombreuses meutes de hyènes qui encerclent Harar en se nourrissant de ses ordures. Tu t’empares de ce récit immémorial et le résumes en une seule phrase qui introduit ton film où une véritable intrigue fait défaut. L’allusion à la légende peut donc planer à travers les images et les sons, son fantôme narratif nous invite à nous raconter des associations fabuleuses et à apercevoir des mirages magiques où l’humain se ferait animal. Le frontière entre l’un et l’autre n’est pas si nette dans les plans qui s’enchainent : mêmes silhouettes sombres et taiseuses, mêmes yeux écarquillés, mêmes errances en bordure de ville.

La sensibilité élusive de la nuit se prête à des malentendus, à des visions, à des rêveries. L’âme fantastique du film n’a pas besoin de grands moyens, elle se déploie avec un minimalisme lent mais inexorable. L’ombre d’autres genres typiquement nocturnes s’immisce dans ton film, comme des soubresauts ou des soupçons saisissants : le cinéma d’horreur, par exemple, mais aussi le cinéma noir. La manière dont tu joues avec l’imaginaire et l’imagination du spectateur en innervant le documentaire avec une énergie fictionnelle peut ressembler pour certains aspects au travail d’autres plongées cinématographiques dans des nuits africaines comme Shado’man (2013) de Boris Gerrets ou La Nuit et l’enfant (2015) de David Yon. Pour présenter ce dernier lors d’un séminaire aux Etats Généraux de Lussas en 2015, a été proposé la formule « fable documentaire ». Elle pourrait aussi décrire une des vocations de ton film.

Le conte émerge petit à petit dans la trame du document, en la défaisant. Il faut du temps pour plonger dans les tréfonds fantastiques de cette nuit, comme il faut du temps (des longues heures de rumination) pour faire ressentir les effets du Khat, pour que le rythme itératif d’une musique s’empare des corps ou encore pour faire monter la température du métal jusqu’à l’incandescence fluorescente. Alors que nous avons l’impression de tourner en rond dans les ténèbres de Harar et d’être enlisé dans ses spires, des flambées viennent marquer un écart, un saut. Leur ressort a été chargé par ces mêmes errances répétitives. Tu appelles cela « le passage du miroir », en empruntant la fameuse image de Carroll. Ces flambées ne constituent pas des interruptions ou des discontinuités, à proprement parler. Mais plutôt des métamorphoses qui transforment la matière filmique dans une continuité.

La première est celle de la transe rituelle qui soudainement explicite, précipite et condense cette hallucination à basse intensité que le film brode dès le début. Les murmures se font chants de prière, les coups de marteaux deviennent tempo palpitant de percussions, la somnolence de la drogue se fait ivresse mystique. Voilà, dans cette séquence nous apercevons une liaison avec une certaine anthropologie visuelle : celle lysergique et très plastique, contemporaine et peu conventionnelle, qui a rendu célèbre Ben Russel. Ensuite annoncé théâtralement par le brouillard jaunâtre d’une poubelle qui crame, surgit un poème à l’allure rimbaldienne ("Le chant de l’inframonde"). Il intervient en voix off - une voix rauque et solennelle, celle de Magali Bonat – après une quarantaine de minutes, en rompant notre apnée prolongée dans cette nuit d’Harar. Ce personnage énigmatique (sorte de "reine des hyènes") célèbre le monde ténébreux du film et les présences qu’y gisent tapies. Invisible en tant que parole dépourvue de corps, il semble envahir et envelopper la ville nocturne invitée ensuite à défiler en en une série conclusive de plans plus émiettés et fiévreux.

Le film arrive enfin à son incandescence et se termine par un grand feu qui siffle et crépite, en éclairant les visages des deux protagonistes, les pierres des murs et, plus loin, les museaux des charognards dans l’ombre. Ce qui brûle sont les entrailles de bois d’une statue de ferrailles représentant une grande hyène (la reine même ?) : comme un rituel d’affranchissement mis en scène par le film lui-même pour exorciser sa nuit interminable et ses fantômes, dissiper ses propres représentations. Et, à la fois, chasser une légende que, comme tu m’expliques, résume au bout du compte une certaine position d’infamie et de méfiance occupée socialement par la classe marginale des ferronniers. La nuit et ses recoins fabuleux constituent peut-être un excellent moyen de ne pas se faire piéger par l’exotisme ou l’illustration ethnographique du cinéaste occidental que tu es, ou mieux de les déjouer en assumant frontalement cette position. Ils peuvent bien être incinérés, après avoir servi.

Après deux conversations avec Nicolas Matos Ichaso

--
Incandescence des hyènes de Nicolas Matos Ichaso sera présenté en première mondiale dans le cadre du festival Cinéma du réel, les 20 et 21 mars prochain. Plus d'infos sur le site du festival : https://www.cinemadureel.org/film/incandescence-des-hyenes/


| Auteur : Jacopo Rasmi

Publié le 09/03/2020