L’art et les formes de la nature #5. Manon Ott et Grégory Cohen

Contre-courant

Manon Ott et Grégory Cohen articulent leur pratique du cinéma à des questions sociales, écologiques et politiques. Leurs films se nourrissent de leur parcours de recherche en sciences sociales. Suite à leurs formations respectives à la Sorbonne et à l’EHESS, ils ont tous deux suivi le Master 2 Image et Société de l’Université d’Évry Paris-Saclay, qui forme à la réalisation de films documentaires, avant de soutenir en 2019 chacun une thèse de doctorat entre sciences sociales et cinéma, recherche et création, sous la direction de Joyce Sebag, dans cette même université.

Deux films sont principalement discutés au cours de cette séance : Narmada (2012, 43 min.) et De cendres et de braises (2018, 73 min.), qu’ils ont réalisés en étroite collaboration, comme l’ensemble de leurs travaux.

Narmada tire son nom et sa forme d’un grand fleuve en Inde, que les cinéastes parcourent pour réaliser leur film. De cendres et de braises apparaît plus focalisé sur un milieu urbain, ouvrier, industriel, la nature y est, de prime abord, moins présente. Mais cela invite justement à questionner le terme de « nature », au profit de ceux de « territoire », « milieu », « environnement » et de leurs mutations.

Comment faire un film et en même temps habiter le monde, s’installer dans un lieu et s’y inscrire dans un temps long ? On peut penser à Jean-Marie Straub qui a dit qu’un cinéaste est toujours un peu géographe. Si Narmada relève d’un habiter nomade, les cinéastes faisant leur film tout en parcourant le fleuve, De cendres et de braises est plutôt de l’ordre de la sédentarisation. Pour réaliser ce dernier, ainsi qu’un second film aux Mureaux (La cour des murmures), Manon Ott et Grégory Cohen ont travaillé pendant cinq ans dans les cités des Mureaux. Ils y ont vécu pendant une année.

À l’origine de la rencontre avec le fleuve Narmada, il y a la propre histoire de Manon Ott et de Grégory Cohen, et leur double parcours en cinéma et en sciences sociales. C’est d’abord dans le cadre d’une recherche de Manon Ott, lors de ses études à l’EHESS, portant sur les mouvements sociaux indiens, qu’ils ont été amenés à s’intéresser à la lutte des habitants de la vallée de la Narmada, opposés à un vaste projet de gestion fluviale organisé autour de la construction de grands barrages distribués tout au long du cours d’eau. C’est pour mieux comprendre le positionnement critique de cette lutte, qui remettait en cause tout un modèle de société et de développement économique global, qu’ils ont éprouvé la nécessité de faire ce voyage. Pour saisir à la fois les modifications profondes de la vallée et les enjeux soulevés par l’un des plus grands mouvements populaires indiens, ils ont décidé de se déplacer le long du fleuve, et de travailler en immersion auprès des populations. En se donnant ainsi le temps de travailler dans la durée, l’expérience de cinéma devient une expérience de vie, et réciproquement, l’une alimentant l’autre.

Les questions posées par ce mouvement et ses protagonistes renvoient en miroir à la critique du développement économique de nos propres sociétés. À l’image des « grands projets inutiles », comme on a pu nommer en France le barrage de Sivens ou le projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes donnant lieu à des ZAD (zone à défendre). Les deux cinéastes ont eu le sentiment que les enjeux politiques et écologiques indiens nous concernaient tout autant. Dans ce conflit autour des eaux de la Narmada s’affrontent différentes visions du monde, entre des imaginaires et des usages du fleuve distincts. Tandis que les barrages étaient présentés par le premier ministre indien Nehru comme « les temples de l’Inde moderne », comme on peut le voir dans des images d’archives utilisées dans Narmada, les cinéastes vont faire le constat que le peuple entretient un tout autre rapport au fleuve et au monde. Si pour les constructeurs des barrages les eaux du fleuve n’ont d’intérêt que comme ressource à exploiter, pour ceux qui vivent dans la vallée, elles ont une tout autre signification. Le fleuve est pour eux une ligne de vie, tandis que des récits et des légendes autour de ce dernier organisent leurs sociétés. Ce sont ces conflits matériels aussi bien qu’immatériels, entre les mythes du fleuve et les mythes du « Progrès » qui intéressent les cinéastes et qu’ils cherchent avant tout à capter. On trouve deux types d’archives utilisées dans le film : un film des années 1960 produit par le ministère de l’information, réalisé par un cinéaste indien influencé par les avant-gardes soviétiques ; un film sur les luttes des années 1990, qui dénonce les connivences entre les élites politiques et les multinationales.

Il y aurait eu de nombreuses manières de faire ce film, mais c’est l’approche sensible qui a été choisie in fine, refusant les explications trop didactiques et préservant une forme de mystère. Le choix du Super-8, notamment, par la pauvreté et la sensibilité du support, conserve la trace d’une expérience sensible naturelle. On peut alors se demander comment on écrit un film comme Narmada, dont on sent qu’il s’agit d’une expérience ouverte. Le film procède d’un long cheminement. Il y a tout d’abord eu l’enquête à proprement parler, qui portait sur les questions politiques. Puis plusieurs séjours dans la vallée de la Narmada, dont la finalité était de comprendre le rapport spécifique de la population à l’environnement et au vivant.

Le film s’est construit au gré de deux séjours de repérages et de deux séjours de tournage distincts. Les repérages ont bouleversé le projet du film. Ils se sont faits en tournant sur deux supports : des entretiens et des scènes du quotidien en cinéma direct tournés en vidéo dans les villages menacés par la montée des eaux du fleuve, et des images des paysages de la vallée et de la vie au bord du fleuve tournées en Super-8. De retour en France, Manon Ott et Grégory Cohen ont eu du mal à sentir les enjeux du film dans les images tournées en vidéo. Le fait de ne pas parler pas la langue des personnes filmées et interviewées rendait aussi plus difficile un tournage en cinéma direct. À l’inverse les images Super-8, tout en étant fragmentaires, se sont révélées plus justes et plus proches de ce qu’ils avaient vécu et observé. Ces images permettaient de restituer l’univers du fleuve. La matière granuleuse de la pellicule, quasi-impressionniste, était intéressante pour évoquer les imaginaires autour du fleuve. Les repérages et le tournage ont eu lieu en pleine mousson, une période où la nature est particulièrement verdoyante. Cet univers brumeux propre à la saison des pluies, qui renforçait encore le mystère du fleuve, pouvait alors être soutenu par le travail de la pellicule. Enfin, ces images de repérages permettaient aussi aux cinéastes de restituer de façon plus juste leur place et leur regard d’étrangers. Elles vont peu à peu donner sa forme au film.

Lorsqu’ils sont arrivés en Inde, une partie des barrages était déjà construite, le cours du fleuve était déjà transformé, une ville, des temples et de nombreux villages ensevelis sous ses eaux. Le mouvement de protestation des habitants de la vallée face à la construction des grands barrages avait été important et très médiatisé dans les années 1990. À cette époque, il avait réussi à faire stopper la construction d’un des grands barrages pendant sept ans. Mais en l’an 2000, la Cour Suprême indienne a ordonné la reprise des travaux. Aussi, quand Manon Ott et Grégory Cohen se rendent dans la vallée quelques années plus tard, le mouvement n’est plus aussi actif, bien que des habitants continuent de vouloir rester vivre dans la vallée en dépit de la construction des barrages. De plus, le mouvement social avait déjà été très documenté et filmé par le passé, aussi les cinéastes ont-ils eu envie de faire un pas de côté, pour ne pas ajouter un film similaire à ceux qui existaient déjà. Tout en allant à la rencontre des habitants qui vivent et résistent encore dans la vallée, il s’est agi de proposer un autre regard, plus allégorique mais tout aussi politique, travaillant à mettre en tension les imaginaires et les visions en conflit.

Pour les cinéastes, l’enjeu à faire un pas de côté vis-à-vis d’images préexistantes s’est traduit par le travail sur une matière sensible à travers une forme elle-même sensible (le Super-8 dans Narmada, puis plus tard le noir et blanc, la nuit, l’onirisme dans De cendres et de braises…). C’était un moyen de libérer les imaginaires, qui peut aller jusqu’au choix de l’abstraction plutôt que de l’explicitation. Magie et envoûtement étaient déjà présents dans Narmada, il se sont poursuivis dans De cendres et de braises, visant ainsi à déplacer le regard en réenchantant le réel.

Le Super-8 notamment a apporté un travail sonore singulier, jouant sur une désynchronisation entre image et son, puisque la synchronisation est techniquement compliquée, et invite à penser de manière autonome la bande-image et la bande-son. Les images ont d’abord été montées seules, puis l’arrivée des sons a transformé les séquences de l’intérieur. Par exemple, faire du fleuve un personnage était une idée apparue dès l’écriture, mais elle restait théorique. C’est avec le son que cette intention a pris corps et que les murmures comme les soupirs de la Narmada ont commencé à exister. Ce support induit aussi un rapport différent au temps et à l’observation, il demande davantage de réflexion avant de tourner. Il exige une forme de lâcher-prise, car on ne peut pas vérifier sur le champ ce qui a été filmé. Ce rapport de non maîtrise à ce qui est filmé, laissant toute sa place à l’expérience sensible, intéressait les cinéastes et venait contraster avec les archives du gouvernement indien qui utilisaient quant à elles un autre langage cinématographique, à la fois très technique et très maîtrisé. Ce sont deux rapports, deux façons de filmer le fleuve.

Les cinéastes auraient pu avoir le sentiment d’un après-coup, d’arriver trop tard, après l’échec des luttes, puisque les barrages étaient déjà en partie construits. Ils ont plutôt eu l’impression de s’inscrire dans la longue durée de la lutte, alors que la flamme était encore vive, même si le processus de développement en cours apparaissait comme un rouleau compresseur qui écrase tout sur son passage. De nombreux habitants restaient dans la vallée pour protester et résister plutôt que d’abdiquer et de rejoindre un bidonville en périphérie urbaine. Ces oasis de résistance s’incarnent dans le film à travers des voix, des cris, des tambours et des scènes de transes.

Dans De cendres et de braises, exercer leur regard critique a consisté à chercher des voix qui font rupture, que ce soient des voix intimes ou politiques, et ainsi à historiciser le regard, à repolitiser le regard, non pas pour pointer un échec des luttes ouvrières, mais pour montrer que les jeunes qui grandissent dans ces cités sont aussi les héritiers de cette histoire. Il s’agissait de faire émerger des ruptures et des continuités dans l’histoire des luttes.

Dans ces deux films, les paysages sont comme fracturés par des portraits, qui concentrent et condensent des moments de paroles. On perçoit à quel point ces vies, ces individus sont emportés dans des processus historiques et y sont confrontés. Et c’est avec les moyens du cinéma que Manon Ott et Grégory Cohen cherchent ce qui vient faire rupture. S’ils ont eu le besoin de dresser un état des lieux comme dans De cendres et de braises et de donner la parole, c’est qu’il s’agissait là de territoires surmédiatisés et que les personnes rencontrées sont généralement plus parlées par d’autres (des journalistes, des sociologues…) qu’elles ne parlent elles-mêmes. Il y avait alors un enjeu à rouvrir les imaginaires sur ces territoires, tout en travaillant avec les habitants rencontrés à l’émergence d’une autre scène, en rupture avec les représentations dominantes des banlieues. Face à l’histoire officielle, des contre-récits populaires peuvent ainsi émerger.

Comment penser le passage d’un film à l’autre, la connexion qui s’établit entre ces deux films ? De manière factuelle, la cité des Mureaux est située en bord de Seine, ce qui peut rappeler le fleuve Narmada. Mais il s’agit surtout de deux territoires en transformation : la construction des barrages sur le fleuve Narmada et un grand plan de rénovation urbaine aux Mureaux, un projet technocratique imposé consistant à démolir une partie des tours de la cité pour réaménager. Les deux expériences mettent en jeu le proche et le lointain : retrouver des préoccupations communes en Inde ; découvrir un lieu inconnu alors qu’il est proche géographiquement. Les cinéastes ont eu envie de prolonger la dimension poétique de Narmada, liée à la plasticité de l’image, tout en insistant sur la mise en scène de la parole, cette fois en vidéo et en son synchrone. Comme De cendres et de braises associait un travail de recherches en science sociales, il y a d’abord eu des projets dans les quartiers, des ateliers artistiques avec les habitants afin de cerner les questions d’histoire, de territoire, de politique, mais aussi de réfléchir avec eux à la possibilité de fabriquer ensemble d’autres images.

Quand Mao au début du film observe « son ghetto » depuis une colline avoisinante et regarde la cité avec affection et attachement, c’est un moment fort du film car ce lieu construit est perçu comme un espace naturel par les personnes qui y vivent, ce qui invite à questionner l’habituelle opposition des notions de nature et de culture. Les cinéastes envisagent-ils leur travail comme une nouvelle forme de cinéma anthropologique militant dont l’effet se prolonge au-delà du film lui-même (ils citent par exemple le film de Jean-Pierre Thorn Oser lutter, oser vaincre, tourné à Flins en 1968 et qui appartient à une tradition du cinéma politique militant des années 1960) ? Ils l’envisagent comme un cinéma politique, oui. Il y a eu en effet de leur part le désir de raconter les expériences vécues avec les habitants, de retisser cette histoire avec une population le plus souvent sujette à des logiques d’effacement de leur parole, de leur histoire et de leurs conditions d’existence. Le film s’est ensuite poursuivi dans l’accompagnement des projections publiques, suscitant des situations inédites. Aux Mureaux par exemple, cela a donné lieu à un véritable échange entre les protagonistes du film, les habitants du quartier et des représentants de la mairie présents à la séance, alors que ce dialogue n’avait pas pu avoir lieu auparavant. C’est un véritable gouffre qui sépare les habitants et les institutions politiques. On peut donc bien parler ici de cinéma politique, qui ouvre un espace qui peut être habité en commun et opère à partir d’une réflexion partagée. Ensuite, les protagonistes du film ont accompagné le film aux quatre coins de la France, parfois même sans les cinéastes. C’est-à-dire qu’il y a eu une appropriation complète du projet, porté ensemble. Ce qui était évidemment plus difficile à imaginer pour Narmada.

Par la captation de moments précis, comme lorsqu’Antoinette raconte son histoire d’amour au bord de la Seine, le film parvient à saisir une parole qui paraît spontanée mais qui provient d’un travail sur la durée permettant de libérer ce type de parole. Il en est de même pour Momo, qui choisit de se déplacer avec les cinéastes à 200 km de la cité, au pied d’un phare en Normandie, pour allumer et alimenter un feu une nuit entière, et alors faire remonter des souvenirs et des sentiments qu’il n’avait jamais exprimés auparavant. C’est en choisissant avec les personnes des lieux propices à l’expression de soi que Manon Ott et Gregory Cohen parviennent à obtenir de telles fulgurances. On songe encore à Yannick, ce jeune rappeur gardien de nuit, avec qui les cinéastes arpentent les lieux de repérages de son clip à venir pour qu’advienne quelque chose sur le moment du tournage. Il y a en effet une grande importance accordée au choix des lieux, souvent marqués par la présence des éléments (l’eau, le feu…). Dans le film de Grégory Cohen, La Cour des murmures, une fiction basée sur leur travail de recherche aux Mureaux, la méthode a été tout autre : dix jours de tournage, un plan de travail précis et une rationalisation du processus de création, qui leur a fait prendre conscience de ce qu’apportait l’exploration de l’espace et du temps dans leur méthode de travail habituelle.

Manon Ott et Grégory Cohen sont actuellement en résidence d’écriture au Moulin d’Andé, en écriture d’un projet qui questionne à nouveau le territoire et la politique, s’intéressant aux mouvements migratoires à la frontière entre l’Italie et la France et aux actions de solidarité déployées par les habitants. Il s’agit une fois encore pour les cinéastes d’un projet en immersion, qui les a amenés à habiter à la frontière, à s’engager dans ces actions de solidarités, pour être au plus près à la fois des exilés et des personnes engagées dans la lutte contre les frontières. Dans leur projet actuel situé à la frontière franco-italienne, les cinéastes accordent de nouveau une grande importance au territoire où s’inscrit cette lutte, aux lieux – les montagnes – qui sont habités par d’autres vivants que des humains et à l’imprégnation de ces lieux dans lesquels il faut vivre avant de filmer.

S’il y a une dimension politique et polémique dans leurs films, ce ne sont pas pour autant des films à thèse. Il s’agit avant tout de prendre en charge des motifs, des situations, des problèmes pour produire non pas un discours mais une parole, ou une expression, qui n’est pas indifférente au lieu d’où elle surgit. L’intimité de l’expression devient une question politique. Le lieu d’où l’on parle est ce à quoi notre parole répond. Le recours au sensible correspond aussi à un désir de saisir la poésie des lieux et des gens rencontrés, de leur restituer une certaine puissance.

Dans Narmada, il y avait énormément d’aspects et de questions à aborder, mais les cinéastes ont fait le choix de la concision et de l’aporie. On peut penser à la métaphore du cinéma comme jardinage telle que l’a exprimée Pierre Creton lors de la quatrième séance de ce séminaire : les cinéastes auraient lancé beaucoup de graines, en espérant qu’elles germent, pour récolter ensuite ce qui aura éclos. Ce qui occasionne des moments douloureux au montage, lorsqu’il faut sélectionner, trier, écarter et élire. C’est alors l’expérience de vie qui a été concomitante au projet, leur propre ancrage, leur « habiter » comme mode de « jardiner » qui a valeur de repère et aide à prendre ces décisions. En les transformant eux-mêmes en tant que personnes, les expériences de vie sur place prennent toute leur valeur, et se traduisent dans des gestes cinématographiques. De fait, Manon Ott et Grégory Cohen sont conduits à vivre des choses avec les protagonistes qui dépassent le processus du film. Leurs expériences de recherche et de cinéma deviennent expériences de vie et vice-versa.

Le pas de côté des cinéastes, tel qu’ils l’exposent, est aussi un changement d’échelle, qui les amène à envisager une question non seulement selon un point de vue macroscopique (les grands barrages, les grands ensembles urbains, l’histoire ouvrière…) mais aussi microscopique (l’individu, une étoffe légère face à un immense barrage en béton, la végétation agitée par le vent en bord de seine, des gestes du quotidien…) comme le feraient la micro-histoire ou l’histoire environnementale, attachées à observer ce qui a pu sembler insignifiant au regard d’une histoire globale. On peut s’étonner aussi et admirer que des films qui demandent un tel investissement de recherche et d’enquête, qui se déploient souvent sur plusieurs années, aboutissent à des formes si courtes, si condensées ou elliptiques. Cette tension entre macro et micro se retrouve dans la recherche. C’est finalement l’écriture qu’ils ont trouvée la plus appropriée pour que les films puissent exister en tant que tels, qui font le mouvement inverse du travail d’explicitation de la recherche en sciences sociales. Ils opposent alors à la quête d’une certaine exhaustivité propre à la recherche un geste cinématographique plus minimaliste, une épure. Accepter de ne pas tout dire, ce n’est pas être moins politique.

La question politique se retrouve aussi dans les moyens et processus de production engagés, comme par exemple le choix du Super-8 dans Narmada. Cela a amené les cinéastes à rencontrer une autre communauté, celle des laboratoires argentiques indépendants et artisanaux, fondés sur des collectifs, des partages de techniques, de machines, de savoirs et d’expériences qui reposent sur l’entraide. Même si leurs films suivants, aux Mureaux et aujourd’hui à la frontière franco-italienne, en les confrontant à la nécessité d’accueillir de nombreux témoignages et de filmer la nuit à basse sensibilité, les ont amenés à s’orienter vers la vidéo, ils pensent refaire un jour un film en argentique. Car le support conditionne aussi le rapport à la réalité qu’ils filment. C’est un moyen de se trouver et de se maintenir en dehors des canons de la production industrielle et de la tendance à l’uniformisation des films, en cultivant un rapport différent à la technique.

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Compte rendu de la séance du séminaire L'art et les formes de la nature du 5 janvier 2021, animée sur Zoom par Damien Marguet.


| Auteur : Vincent Deville

Publié le 02/02/2021