Mitch : The Diary of a Schizophrenic Patient de Damir Cucic et Misel Skoric

« -You and me, we are together and we are friends. You’re from New York, I’m from Zagreb. We have a good place to be and have nice and good time. What do you say about it ? What do you say about it ?

- I’m from New York, you’re from Zagreb. We can be friends.»

Si les documentaires sur les hôpitaux psychiatriques sont relativement nombreux (pensons par exemple à Regards sur la folie de Mario Ruspoli, Titicut Follies de Frederic Wiseman, Asylum de Peter Robinson, San Clemente de Raymond Depardon et Sophie Ristelhueber, Animación en la sala de espera de Carlos Rodríguez Sanz et Manuel Coronado, La moindre des choses de Nicolas Philibert, Mones com la Becky de Joaquim Jordà et Nuria Villazán, La osa mayor menos dos de David Reznak, À peine ombre de Nazim Djemaï, Scrapbook de Mike Hoolboom ou dans un style plus expérimental et placé hors du cadre strictement hospitalier, Esquizo de Ricardo Bofill et Full Moon Darkness de Carl E. Brown), plus rares sont ceux faits par les patients eux-mêmes. Certains centres de jour ou centres d’activités thérapeutiques à temps partiel, tels que le Club Antonin Artaud de Bruxelles ou le CATTP de Montrouge, disposent d’ateliers vidéos où les personnes en situation de fragilité mentale peuvent produire des films, de façon collective ou individuelle mais accompagnée. Nombre de ces films sont montrés dans des festivals tels que celui organisé par l’association Mediapsy : « Rencontres Vidéo en Santé Mentale ».

Cependant, Mitch : The Diary of a Schizophrenic Patient nous semble différer des deux modalités, par son caractère à la fois foncièrement documentaire et individuel, bien que réalisé par deux personnes, et par le fait qu’il documente de l’intérieur une hospitalisation complète.

Mitch se présente donc sous la forme d’un journal, filmé au téléphone entre 2009 et 2011 par Misel Skoric, lors de périodes d’internement (mais aussi entre ces moments) à l’hôpital psychiatrique de l’île de Rab (Croatie), et monté par le cinéaste Damir Cucic, qui connaît Mišel depuis l’enfance, à partir des plus de 120 heures de rushes. Après que ce dernier ait découvert chez un ami commun les images filmées lors de la première semaine d’internement, ils ont travaillé ensemble au film tout au long du processus d’hospitalisation.

Mišel est un homme d’environ quarante ans ayant passé une douzaine d’années à aller et venir dans des centres psychiatriques pour son comportement violent. Tout au long du film, il manifeste un fort appétit de vie et d’expression : dans les premiers plans où il apparaît, il se présente de cette façon : « Je suis un artiste, un bohémien. J’écris des poèmes, j’écris des histoires, je prends des photos, je fais tout ». Qu’il soit à l’hôpital ou au-dehors, il chante, slame, soliloque, parle en croate, en anglais, en pseudo-italien et pseudo-hongrois. Et l’on sent la fine couche qui sépare l’euphorie de l’angoisse lors de ces explosions expressives.

Si le titre fait état de la condition de schizophrène du filmeur, celle-ci n’est jamais évoquée en tant que telle dans le film, bien que Mitch se définisse à plusieurs reprises comme fou et fasse état de sa souffrance mentale. Façon de se placer hors du regard et des catégories psychiatriques sans doute, d’y échapper malgré tout. Néanmoins, si toute l’action ne se déroule pas à l’hôpital, la structure cyclique rend compte de l’enfermement et du cercle vicieux. L’itinéraire de Mitch, qui se conclut par une fin ouverte, après que celui-ci ait volé une voiture pour rejoindre la femme avec qui il aurait eu un enfant pendant leur séjour commun à Rab, est encadré par deux séjours à l’hôpital. Le film est structuré par ce mouvement d’aller-retour, le désespoir qu’il entraîne, et le désir de liberté et de révolte qui lui est corrélatif. C’est aussi un aller-retour entre soi et l’autre, entre le dedans et le dehors.

Le film s’ouvre sur un plan qui établit cette dualité et cette articulation dehors/dedans, sujet/espace. Mitch filme d’abord ce couloir qui représente à lui seul tout son enfermement, ce « garage pour réparer les âmes brisées » auquel il reviendra à de nombreuses reprises dans le film, puis tourne la caméra sur lui au moment où il parle de lui-même, où il dit « mon âme ». Lié au désir d’échapper à ce lieu, un geste revient avec insistance tout au long du film, celui de se tourner vers la fenêtre au bout du couloir, pour faire sortir tout au moins l’appareil hors des barreaux et du désespoir médicamenté.

Le personnel hospitalier est très peu représenté dans ses images, du moins dans le montage qui en est fait – ce qui n’empêcha pas l’hôpital de protester et de faire retirer le film d’un festival croate où devait avoir lieu la première – hormis d’occasionnels infirmiers et infirmières : l’un d’eux se baisse très rapidement lorsqu’il s’aperçoit qu’il est filmé. Le seul moment d’échange réel avec une personne de l’institution est le dialogue avec le portier de l’hôpital au moment où Mitch s’apprête à quitter les lieux. Mitch lui dit : « Mais la question, Rade, c’est de savoir si les gens dehors sont normaux ou fous, et ceux dedans normaux ou fous ? », ce à quoi il lui est répondu : « Il y a plus de gens normaux dedans que dehors ».

Damir Cucic prend le parti de renforcer la focalisation interne des images par un choix esthétique singulier (qui obéit aussi à un souci de préserver le droit à l’image) : toutes les personnes apparaissant à l’écran, en dehors de Mitch, sont cernées de contours noirs plus ou moins réguliers, ce qui, allié à l’aplat chromatique et à la pauvre résolution de l’image, leur donne l’apparence de personnages de bande dessinée et transforme presque leurs visages en masques, manifestant l’étrangeté des autres et leur enfermement en eux-mêmes. Pourtant cet autre est parfois filmé de très près, avec une grande sympathie. Il s’agit face à autrui d’aller au plus près, de franchir cette frontière, de filmer une bouche comme une issue de secours, qui n’est plus barrée que par une seule dent, et qui permet pourtant de « tout manger ».

Le film comporte de nombreuses scènes de camaraderie entre Mitch et les autres patients, des échanges souvent pleins d’humour, qui montrent les différentes formes de rapport des patients entre eux (surtout des hommes, plus rarement des interactions, à caractère plutôt sexuel, avec des femmes), ainsi qu’entre les patients et l’institution, exprimant leur dégoût ou leur résignation satisfaite. La caméra-téléphone elle-même circule : tantôt c’est sa mère avec qui il va faire une sortie sur l’île de Rab, tantôt ce sont ses compagnons à qui il la confie momentanément. Mais parfois cette proximité atteint ses limites. Elle bute sur des écueils soudains d’incommunicabilité et de souffrance. Mitch lui-même, lorsqu’il soliloque, se plaint souvent d’être enfermé avec des « débiles » et se demande s’il ne l’est pas aussi.

Un autre aspect de ce rapport à l’autre est la relation à la nature : Mitch filme aussi de nombreuses promenades dans les zones vertes de l’hôpital ou des environs, ainsi que des sorties au bord d’un lac lors de sa période de liberté. Il affirme trouver un grand apaisement dans la nature, car elle est un lieu où il peut « laisser ses pensées s’écouler comme il le veut ». Elle est aussi le seul endroit où le temps semble passer, par la succession des saisons et la croissance des plantes que Mitch documente : « everyone’s active, crickets, seagulls, people, bees, everyone… everything’s activated. The carriers are carrying. I’m a carrier too ».


| Auteur : Boris Monneau

Publié le 10/07/2020