Loïc Touzé / FANFARE

Danser portes et fenêtres ouvertes, laisser la lumière du jour percer sur le plateau. L’été, en ce début de soirée, remplit l’espace. La canopée verdoyante qui entoure l’Atelier de Paris, ses frémissements, le chant des oiseaux à cette heure magique où la chaleur commence à retomber, constituent le paysage sensible de cette FANFARE. Les courants d’air opèrent une subtile mise en mouvement. Il y va d’un réveil des sens : tactilité et écoute s’activent pour saisir la musicalité secrète qui irrigue les configurations mouvantes se déployant sur le plateau.

L’espace se charge petit à petit de toutes les potentialités d’une feuille blanche. Tout est écrit jusqu’au moindre sursaut, le mystère n’en demeure pas moins terriblement épais, riche : que se passe-t-il à ce moment précis où une main en attrape une autre ou se dépose lentement sur un visage ? Un changement de paradigme semble à l’œuvre : la danse s’offre à nous comme l’alliage inouï d’une abstraction minimaliste et d’une densité de présence qui rendent le moindre contact potentiellement explosif.

Loïc Touzé manie l’art du détail avec la sprezzatura des maitres anciens. Rien n’est laissé au hasard : l’orientation d’un visage, l’angle d’un coude, les bras qui se croisent à tel niveau précis. Une subtile musicalité des rapports est constamment à l’œuvre. Les danseurs déploient des équations hasardeuses aux variables multiples. Le silence des gestes parvient à générer et laisser entendre une concaténation extrêmement précise d’aventureux processus de recherche et de réflexion. Une effervescence contenue, jouissive, secrète, nourrit de manière souterraine un travail qui s’arrime à l’orée de l’imaginaire, prêt à déborder vers d’autres domaines de l’expérience. Un nuage d’électricité statique sature le plateau.
La question de la présence est cruciale. Il y va d’une texture lisse et résolument magnétique, extrêmement pleine et en même temps laissant énormément de place aux projections, qui exerce une puissance d’attraction irrésistible. Les sens tournent à plein régime, l’imaginaire est tonique, cette tension ravalée devient palpable, irradie dans les regards perdus au loin et jusqu’au bout des doigts, elle est contagieuse. Un bouillonnement secret, sans emphase, à bas niveau, vital, nourrit cette présence étonnée, immédiate, d’une intensité presque brutale, opaque.

Quatre corps viennent se déposer lentement, simplement, les uns sur les autres et donnent à entendre la musicalité du poids qui agit dans l’inframince et reconfigure les chairs. Trois visages s’approchent jusqu’au toucher et cette entité soudainement polymorphe qui prend substance sous nos yeux, ouvre une infinie plage de spéculations sensorielles. Qu’en est-il du souffle, qu’en est-il des circulations énergétiques, qu’en est-il de l’imaginaire qui affleure au niveau de l’épiderme ou des intentions que chacun place sur la surface de contact ? La danse se cristallise dans ces moments vertigineux, bouleversante.

Pulsation vitale et fiction partagée, la musique est plus que jamais présente dans le silence nourri de cette création. A travers des mots simples et clairs, fiévreusement poétiques, Charlène Sorin l’implante tout d’abord dans nos corps en invoquant la membrane pulsatile du tympan, ou encore l’interstice vibrant entre les cordes vocales. L’enracine, dans un deuxième temps, dans l’espace, flux montants à partir du plateau. Lui rend pleinement sa capacité trouble à saisir le déchainement des éléments et soudainement le sol se met à tanguer. La déplie enfin dans un jeu à la fois graphique et temporel où la simultanéité se décline dans une succession sérielle. Magnifiques danseurs, Bryan Campbell, Ondine Cloez, Madeleine Fournier, David Marques et Teresa Silva tissent les harmonies lumineuses des rapports. Subtils conducteurs et amplificateurs, ils s’en emparent, l’augmentent et nous la mettent durablement en partage. Un chant monte au loin et dans le magma sonore savamment composé par Eric Yvelin, le timbre si particulier de Nick Cave semble se frayer un chemin, pris dans les boucles d’un refrain lancinant qui se dépose en nappes, se tient en deçà du seuil de l’évidence et conserve une incroyable force incantatoire, remue au plus profond les chairs.

Hautement imprévisible, FANFARE se défait dans un frémissement joyeux. Des invités descendent sur le plateau. Leur exploration à tâtons des géométries variables que dessine cette danse, nous dévoile de plus près les subtilités et les sentiers aventureux de son actualisation. Le geste est généreux et patient. La fin de cette séance de partage est marquée par une note légère, enjouée, mineure. La magie de FANFARE se dissipe doucement juste pour mieux contaminer, infiltrer durablement notre imaginaire corporel.

 

FANFARE à l'Atelier de Paris, dans le cadre du festival June Events, le 13 juin 2015.


Crédits photos : Martin Argyroglo

Publié le 15/06/2015