Chris Welsby : Nature et technique

Chris Welsby, héritier des protocoles formels du cinéma structurel, les emploie pour interroger les rapports entre la technique et la nature. Cette dernière n'est pas qu'un motif dans ses films, elle participe au dispositif de la représentation, tout en mettant l'accent sur les caractéristiques techniques du cinéma avec lesquelles elle interagit. Il définit ainsi sa démarche :

 

Contrairement aux peintres et photographes paysagistes du 19ème siècle, j'ai évité le point de vue objectif implicite dans les vues panoramiques et les représentations d'espaces picturaux homogènes, en utilisant le clignotement, les caractéristiques lumineuses du médium filmique ou vidéo, et leurs technologies respectives, pour suggérer à la fois la beauté et la fragilité du monde naturel1.

 

Welsby cherche à s'éloigner de la nature comme représentation paysagiste, de la vision naturaliste de la nature ancrée dans un point de vue humain, anthropomorphisée2, en favorisant une démarche et un regard plus abstraits, attachés à des éléments intangibles ou invisibles captés à travers les possibilités qu'a la technique cinématographique de comprimer et manipuler le temps, sous l'influence des concepts de la cybernétique3. L'image elle-même se présente rarement comme une unité naturelle et totale, mais affiche souvent un redoublement qui en signale le caractère artificiel4 tout en étant inscrite dans des processus naturels. Ces films explorent cette tension particulière entre « la nature mécanique prévisible de la technique et les propriétés aléatoires du monde naturel ». A ces fins, Welsby ne se contentera pas d'exploiter l'appareil cinématographique traditionnel, dont, fidèle à la tradition structurelle, il exposera la matérialité constitutive (en basant son travail sur le photogramme notamment), mais aura recours à d'autres instruments annexés à la caméra, parfois fabriqués par lui.

L'un des éléments récurrents qui représente cette intangibilité de la nature et sa mise en crise de la figuration est le vent. Welsby réalisera plusieurs films qui le font participer à la fabrication de l'image. Il utilise un même dispositif dans Windmill II (1973) et III5 (1974) : un petit moulin fabriqué artisanalement est placé devant la caméra, qui se réfléchit sur ses pales. Le vent actionne le moulin à des vitesses variables, il devient une sorte de second obturateur pour la caméra, actionné non plus mécaniquement mais au gré de processus naturels aléatoires, chaque fois avec un effet un peu différent. Dans Windmill II, les pales du moulin présentent un reflet déformé de la caméra (et du cinéaste) grâce au matériau dont elles sont enduites (Melanex). La distorsion favorise un effet plus abstrait que dans le film suivant, créant une fusion des deux plans qui peut parfois évoquer les films peints de Stan Brakhage, et qui signale à la perception un troisième espace qui est celui de la surface de l'écran. Les différences principales de Windmill III par rapport au précédent sont l'absence de bande-son (le premier comprenait les sons enregistrés pendant le tournage), l'utilisation intégrale et unique d'une bobine de pellicule (alors que le précédent se composait de trois bobines), et le fait que le reflet n'est pas déformé, l'envers de l'image filmée devient ainsi beaucoup plus lisible. Il s'agit alors davantage d'un jeu de substitution et de fusion entre les deux plans par un effet d'intermittence ou de flicker, qui se rapproche de ce que l'on peut voir dans les films de Rose Lowder.

Welsby fabriquera un autre instrument permettant au vent d'agir sur l'image, avec un dispositif présentant ici encore un espace redoublé : dans Wind Vane (1972, dont il reprendra le dispositif en 1975 et 1978 avec Wind Vane II et III) il utilise deux girouettes qu'il a construites lui-même, sur lesquelles il a placé deux caméras qui filment en même temps dans un même espace mais depuis des points de vues légèrement décalés : les deux images se recoupent mais accusent en même temps un écrat. Dans Tree (1974), la caméra est directement placée sur une branche et c'est l'effet du vent qui génère le mouvement. Dans Anemometer (1974), c'est un anémomètre qui détermine le nombre d'images enregistrées par la caméra en fonction de la puissance du vent. Le film a été tourné dans un petit parc londonien (Euston Square) situé près du centre de la ville. La caméra est orientée vers le sud-est, l'on aperçoit à l'arrière plan une rue traversée par le trafic automobile. Lorsque le vent ne souffle pas, aucune image n'est enregistrée, ce qui crée des effets de coupe dans la continuité du mouvement. Les accélérations et décélérations soudaines du trafic ainsi obtenues donnent au film une dimension casi satirique ou comique.

En ayant recours à cette capacité qu'a la caméra de comprimer le temps, Welsby réalisera également des films dont la structure est plus complexe, et qui transcrivent la nature à une échelle plus large : celle de la rotation terrestre. River Yar (1972), réalisé avec William Raban, a quant à lui été tourné depuis la fenêtre d'un moulin à eau. L'on aperçoit en un plan fixe un estuaire de l'Île de Wight. La caméra a enregistré un plan par minute (le jour et la nuit) pendant deux périodes de trois semaines à l'automne et au printemps. Le film est présenté sous la forme d'une double projection, avec de chaque côté une image représentant une saison. La durée des jours et des nuits se synchronise au milieu du film qui correspond à l'équinoxe6.

Seven Days (1974) représente une durée plus compacte, mais un dispositif plus complexe. Le lieu de tournage de ce film est le bord d'un petit ruisseau, sur le versant nord du Mont Carningly, dans le sud-ouest du Pays de Galles. Les «sept jours» furent tournés consécutivement et sont présentés dans cet ordre. Chaque jour débute à l'heure locale du lever du soleil et se termine à l'heure locale du coucher du soleil. Un photogramme est enregistré toutes les dix secondes, pendant toute la durée du film. La caméra est installée sur une monture équatoriale, appareil utilisé par les astronomes pour capter les étoiles. Afin de rester à un point fixe par rapport au champ des étoiles, la monture est alignée sur l'axe de la Terre, tournant autour de son axe approximativement une fois toutes les 24 heures. La vitesse de rotation de la caméra est identique à celle de la Terre, toujours tournée vers l'ombre ou vers le soleil : la sélection de l'image (ciel/Terre, soleil/ombre) est contrôlée par l'intensité de l'ennuagement, c'est-à-dire par la visibilité ou non du soleil. Si le soleil est découvert, la caméra est orientée vers lui. Un micro directif a été utilisé pour prendre des échantillons de son, toutes les deux heures. Les échantillons ont ensuite été montés de façon à correspondre - aussi bien spatialement que temporellement - à l'image projetée.

  Notons pour conclure que Welsby se détachera du modèle de la reproduction analogique et linéaire de l'image constitutive de la projection filmique dans ses installations réalisées avec Brady Marks (Trees in Winter et Tree Studies, 2006), qui reposent sur un ensemble d'images et de sons préenregistrés mais assemblés en temps réel en fonction des conditions météorologiques.

 

 

2C'est le reproche qu'adresse Samuel Beckett à la peinture paysagiste, à l'exception de Cézanne, dans une lettre du 8 septembre 1934 à Tom McGreevy : « What a relief the Mont Ste. Victoire after all the anthropomorphised landscape – van Goyen, Avercamp, the Ruysdaels, Hobbema, even Claude [Lorrain], Wilson & [John?] Crome Yellow Esq., or paranthropomorphised by Watteau so that the Débarquement seems an illustration of « poursuivre ta pente pourvu qu’elle soit en montant », or hyperanthropomorphized by Rubens – Tellus in record travail, or castrated by Corot; after all the landscape « promoted » to the emotions of the hiker, postulated as concerned with the hiker (what an impertinence, worse than Aesop & the animals), alive the way a lap or a fist (Rosa) is alive. Cézanne seems to have been the first to see landscape & state it as material of a strictly peculiar order, incommensurable with all human expressions whatsoever. Atomistic landscape with no velleities of vitalism, landscape with personality a la rigueur, but personality in its own terms, not in Pelman’s, landscapality. »

3« Many of my experimental films and all my new media projects are based on a cybernetic model, in which the relationship between technology and nature is articulated collaboratively between two interrelated systems, of which one is mechanistic and the other is not. […] My art practice was heavily in?uenced by Structural Materialist ?lm theory at the London Film Makers Co-operative (LMFC) and by cybernetic and systems theory as encountered at the Slade School of Fine Art, where, as a graduate student and subsequently as a faculty member, I came into contact with some of the pioneers of interactive technology and computer-driven art forms. », Chris Welsby, « Technology, Nature, Software and Networks: Materializing the Post-Romantic Landscape », Leonardo - Journal of the international society for the arts, sciences and technology, vol 44, n° 2, 2011.

4L'on aperçoit l'ombre de la caméra et du cinéaste dans Seven Days, leur reflet dans Windmill II et III et dans River Yar. Par ailleurs Wind Vane et River Yar sont présentés sur deux écrans. Welsby explorera aussi les possibilités de la multiplication d'écrans dans ses installations.

5L'on ne trouve pas trace dans sa filmographie d'un Windmill I.

6Welsby reprendra ce travail sur les saisons dans Winter and Summer (1973).

 


| Auteur : Boris Monneau

Publié le 03/10/2017