Cinéma / Parole #14. Ismaïl Bahri

Foyer d'Ismaïl Bahri est projeté avec une part manquante. L'enjeu est en quelque sorte de vérifier une hypothèse, celle de l'autonomie éventuelle de ce film, et de la capacité qu'il a de nous donner accès à ce qui se trame dans des images dont il évoque la facture sans les montrer, et qui habituellement, dans le contexte de l'exposition pour laquelle il a été pensé, accompagnent ou préparent sa réception. Foyer donne à voir de simples variations de lumière sur un écran blanc. La vidéo, qui est sonore, ce qui est suffisamment rare dans la filmographie d'Ismaïl Bahri pour être souligné, a été tournée en même temps que se mettait en place une expérimentation plastique, qui a consisté à mettre devant l'objectif d'une caméra un petit cache en papier sur un axe métallique, de telle manière que le papier puisse se soulever en fonction des variations du vent. C'est l'écran lui-même qui devient obturateur et découvre par intermittence ce qui se joue derrière le cache en papier.

Foyer rassemble et conjugue les points de vue de personnes qu'Ismaïl Bahri a rencontrées pendant qu'il conduisait cette expérience, et qui ont posé des mots, des paroles, un regard sur ce qui était en train d'advenir. Les trois interventions retenues pour ce montage ont pour point commun d'avoir été impulsées par la caméra, qui est un outil qui, une fois posé dans le paysage, interpelle. Un amateur de cinéma, des policiers qui voient la caméra comme une menace, un groupe de jeunes enfin qui l'évoque de manière plus prosaïque, tous d'une certaine manière réagissent à un potentiel lié à cet objet. La caméra et l'opérateur, dans le visible, agissent comme un signe, ils deviennent un foyer autour duquel les gens se rassemblent pour parler. D'abord suspect de sa position, le filmeur doit se justifier de sa présence dans la ville et de ce qu'il y fait. La caméra, comme objet d'échanges, permet ainsi rapidement à la parole de glisser vers des considérations politiques, géographiques, humaines, etc., de telle sorte que  Foyer donne à voir le contexte même qui accueille le dispositif dont il est l'expérimentation en acte.

Les propos énoncés, parlés en arabe, sont traduits en français et s'inscrivent au milieu de cet écran blanc, où ils risquent, sous l'effet des variations de lumière qui rendent la lecture difficile, de disparaître à chaque instant. Ce qui est montré, c'est un appel à quelque chose qui est ailleurs, des images invisibles. Ce travail repose sur un rapport d'occultation aux choses qui devient maximal, en attirant l'attention sur le processus d'un travail sans rien montrer de ses résultats. Mais si l'image ne donne rien à voir en apparence, elle fait pourtant naître le sentiment que rien ne peut être aussi clair et limpide que ce que nous voyons là, si bien qu'à recevoir le film tel quel, sans autre forme d'accompagnement, nous pouvons nous demander ce que d'autres images pourraient montrer que nous n'avons pas déjà vu d'une certaine manière. Car le caractère d'expression se transfère intégralement dans les paroles échangées, dites dans une langue que nous ne comprenons pas, et auxquelles nous ne pouvons accéder, du fait de ce lettrage en blanc sur fond blanc, que par un effort personnel et volontaire. Mais le fait de ne pas voir la situation directement permet d'en sentir pleinement la tension, de comprendre immédiatement le risque qu'elle signale, et qui a partie liée avec la question de l'interdit de l'image. Le film ne montre aucune image car il énonce une forme d'impossibilité. Pour autant, c'est cette situation de difficulté, c'est cette rencontre avec une image impossible qui permet de tracer clairement les contours de cette expérience en train de se faire, et de questionner, entre celui qui parle et celui qui filme, qu'est-ce qui fait l'image à proprement parler.

Foyer a été réalisé dans une sorte d’aveuglement. Le dispositif a été trouvé dans la recherche et l’expérimentation. Ce qu’il y a ici de saisissant, c’est qu’Ismaïl Bahri, en ne sachant pas ce qu’il faisait ou pouvait faire, propose un film qui est à lui-même sa propre conscience et sa propre lucidité sur ce qu’il est en train de mettre en œuvre : l’apparition d’une image, qui advient dans une série de renversements. L’animosité d’un environnement se transforme en sympathie et l’impossibilité de filmer se retourne en son contraire, l'accueil d'une image qui sourd d'un fond sonore qui occupe, par la force des choses, le premier plan. La fabrique de l'image, externalisée dans ce dispositif de papier, peut être déléguée, prise en charge par une altérité. La feuille de papier est un passeur, elle libère une possibilité d’expression qui laisse une place à chacun. Quelque chose se dit de la vie personnelle de l’artiste, ce qui est rendu possible, selon un autre renversement, par le fait que ce n’est pas lui-même qui active la parole, et a fortiori, ce qui s’y révèle. Le film est comme un miroir, où en parlant de la caméra, il est possible de dire quelque chose de soi. Ce film est la tentative d’une accommodation aux choses, une conciliation dans la séparation, dont l’écran blanc est parfaitement symbolique. Le foyer, ici, dit la possibilité d'une rencontre entre le proche et le lointain. Le lien est très fort, à cet égard, avec Orientations, une autre vidéo sonore d’Ismaïl Bahri.

Quoi que montré sans les séquences vidéos que le dispositif rend possibles, Foyer nous met sous les yeux des bribes d’images, et nous donne de percevoir, comme par surcroit, le mouvement de leur advenue. Nous ne sommes plus dans l’attente d’une image, et nous devenons ainsi disponibles à tout ce qui se passe autour de la caméra, et que le film, paradoxalement, nous restitue sans nous faire éprouver de manque particulier. Les mots sont très simples, décrivent directement ce qui a lieu et suffisent à eux seuls à produire des effets de révélation plastique. Cette possibilité filmique tient sans doute au fait que la sorte de monochrome sur lequel s’inscrivent les phrases est un fond lui même éclairant, la capture d’une lumière et de ses diverses nuances accueillies pour elles-mêmes. C’est la dissociation entre le son et l’image qui permet de se saisir de la lumière comme d’un opérateur de révélation de l’image, en quoi ce film dit encore quelque chose de la chimie argentique, même s'il se situe dans une tout autre dimension. En ne révélant pas l’effet du dispositif, Foyer permet ainsi d’exacerber la puissance de manifestation de la parole, d'indiquer que c’est d’abord en elle que l’image se fabrique et que le visible peut nous atteindre. Le film se situe ainsi dans un entre-deux - entre la France et la Tunisie, entre le visible et l’invisible, entre le dit et montré - par quoi il devient sensible et beau dans la manière qu’il a de souligner qu’une image qui ne montre rien est finalement plus dangereuse, plus risquée pour le contexte qui la reçoit qu’une vue parfaitement transparente sur son sens, son contenu et son intention. Le film pose ainsi la question du mystère. La tension entre abstraction et extrême concrétude de ce qui est livré fait que Foyer montre et cache tout à la fois. Ismaïl Bahri met en évidence que ce qui nous est donné nous échappe dans le même instant, qu’un simple changement d’air peut faire tout disparaître, et une nuance infime rendre aveuglante une image qui n'en finit pas de venir dans cet excès de lumière.

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Compte rendu du séminaire Cinéma / Parole du 19 avril 2015.


| Auteur : Rodolphe Olcèse
| Artiste(s) : Ismaïl Bahri
| Lieu(x) & Co : Collège des Bernardins

Publié le 20/04/2015