Emmanuelle Vo-Dinh / Sprint

Les cercles qu’elle dessine sur le plateau pourraient sembler dans un premier temps identiques. Maeva Cunci creuse le sillon. Chacun des mouvements concentriques de sa danse, de sa course, l’amène plus loin, ne se déployant pas tant dans l’étendue que dans la profondeur. Emmanuelle Vo-Dinh entraine la performeuse dans une descente vers les origines archaïques de la danse : rythme, souffle, volonté aveugle de mettre un pas devant l’autre, jusqu’à l’épuisement. D’autres états de corps jaillissent, le solo devient foison, l’air se charge de visions innommables. Vertigineux !

L’épuisement : la course comme révélateur

Des nuances de gris serties de vagues lueurs verdâtres filtrent à travers l’épais brouillard qui sature le plateau vide. Françoise Michel, scénographe et créatrice de lumières, imagine une véritable installation visuelle, atmosphérique, dont les contours diffus seront sans cesse redéfinis, remis en mouvements, remués par la danse de Maeva Cunci. Une grande respiration et c’est parti ! Emmanuelle Vo-Dinh réserve à sa collaboratrice de longue date une partition en apparence extrêmement simple. La course s’impose en tant que figure presque neutre, avec son rythme régulier et ténu. Le mantra monocorde des pas cadencés installe, avec chaque révolution accomplie autour du plateau, un état hypnotique. Le temps se dilate, vidé de sa substance par l’éternel retour du même. Des nappes de brouillard viennent plonger dans le flou des segments entiers de la trajectoire répétée à l’identique. Des légers courants d’air montent vers les gradins à chaque passage de la performeuse. Pourtant le souffle est très présent, il s’alourdit sous le travail de la répétition. L’effort, bien sensible, vient attaquer de l’intérieur cette mécanique abstraite. La course se grippe, le rythme est cassé. Maeva Cunci arpente désormais des sentiers secrets, trace des géographies imaginaires au creux d’un plateau transformé durablement en zone d’incertitude. Le brouillard s’épaissit, des lumières s’allument ça et là, tels des signaux mystérieux, pulsations maritimes des phares dans la nuit.

Tout est déjà là : précis de visions

Les pas de côté se multiplient, les trajectoires se brisent en accélérations et saccades imprévisibles, la respiration brulante vient nourrir cette danse heurtée, essentielle. L’épuisement continue son travail, implacable. Maeva Cunci est engagée dans une traversée intérieure. Il faut puiser de plus en plus profondément pour trouver la force de continuer. Le moindre éclat d’énergie qui refait surface procède d’un arrachement, disloque des pans de matière informe, entraine avec lui des états de corps innommables. Les visions s’entrechoquent. Un bouleversement durable du regard est en train de s’opérer. La performeuse s’apparente désormais à ces apparitions hallucinées qu’elle semblait voir l’entourer. Les cercles se font plus serrés, tourbillons magnétiques. Le moindre crissement de pas fuse, amplifié dans cet espace hautement sensible, avant de se laisser ravaler dans les densités insoupçonnables de la matière où le corps même de la danseuse semble se dissoudre. Attisée par la fatigue et l’effort insoutenable, l’empathie enclenche l’amorce d’un partage d’expérience. La performeuse est à la fois la source, le point de convergence et l’instrument d’intensification d’apparitions insensées.  L’exaltation des visions est contagieuse. Maeva Cunci danse à la fois seule et multitude, splendide et terrible dans son épuisement. L’écoute est fabuleuse dans les gradins, le moindre mouvement, les nuances, les vagues de lumière font frémir. Emportant avec lui un véritable soulagement viscéral, un chant se lève, fragile et obsessif, désarticulé, ritournelle qui charrie une charge atavique, qui conjure une foule d’états enfouis, à la lisière du dicible.

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Sprint d'Emmanuelle Vo-Dinh, présenté à Micadanses, dans le cadre du festival Faits d'hiver, les 12 et 13 février 2015.


Crédits photos : Laurent Philippe

Publié le 23/02/2015