Cinéma / Parole #10. Frédérique Devillez

A l'origine d'Enfants, poussière, il y avait, pour Frédérique Devillez, le désir de travailler sur la mémoire, ses rituels, notamment celui qui consiste à refaire toujours les mêmes récits et à l'oublier aussitôt. Il s’agissait d’élaborer un dispositif au sein duquel ses enfants discuteraient avec Edith, la cousine de sa mère atteinte de la maladie d'Alzheimer. La matière d'Enfants, poussière provient ainsi de repérages effectués pour un autre projet, au cours desquels ont été glanées des images qui devaient donner lieu, peut-être, à un film futur.

La disponibilité de la réalisatrice à ce qui advient devant la caméra, si désarmante pour le spectateur, n’était donc pas une attitude consciente. C’est Mathias Bouffier, son monteur, qui avança le premier l’idée que cette séquence, avec sa fragilité, sa contingence, et la poussière déposée sur la lentille de la caméra, pouvait constituer un film à part entière. Après coup, il paraît évident que cette volonté de faire le portrait d'Edith n'était finalement qu'un prétexte pour organiser un recueillement familial sur cette plage de la mer du Nord. Enfants, poussière invite ainsi à envisager le cinéma comme geste, et rappelle que sa justification fondamentale, aussi évident que cela puisse paraître, peut tenir dans le seul fait que l'on filme parce que l'on veut ou doit le faire. Ce besoin s'énonce d'ailleurs lui-même dans le film, qui manifeste à chaque instant son propre dispositif, ce qui le rend particulièrement troublant. Il témoigne à la fois de la simplicité d'un geste déployé sans réflexion ni a priori, et d'une extrême conscience de la singularité de son médium. Enfants, poussière se saisit de cette différence qu'il y a entre le fait d'écrire et celui de filmer, et retrouve ce que le cinéma a d'essentiel, sans le diluer dans des éléments qui lui seraient extrinsèques : cette disponibilité au présent qui le caractérise.

Effet d'un hasard nécessaire, la confusion, qu'on imagine volontaire, entre les verbes enterrer et incinérer, fait les jeux des enfants — qui creusent dans le sable pour en déterrer des crevettes ou des coquillages — résonner d'une manière particulièrement troublante avec la gravité du récit dont nous découvrons progressivement les tenants et les aboutissants. Cette histoire personnelle et intime peut elle-même se donner comme une moderne variation sur la tragédie d'Antigone, qui contre l'avis de Créon — la loi, l'ordre social, ici symbolisés par les amis de la mère défunte — enterra son frère. La correspondance qui peut s'énoncer entre les jeux d'enfants et un enterrement qui n'a pas eu lieu, ou entre les poussières qui se sont déposées sur l'objectif de la caméra et les cendres de la mère incinérée, est provoquée par la nécessité du rituel, lequel crée de faux hasards. Nous sommes à la fois dans le sérieux de la vie et dans l'ingénuité du conte du fée. Ainsi, l'évocation du piano à la fin du film permet de mettre de l'humanité dans un épisode grave et encombrant, et de retrouver la singularité d'une présence qui porte au-delà de l'usuel et du consensuel, ce qu'il faut sans doute pour épouser pleinement cet espace de la plage dont le film prend la mesure, en nous renvoyant à ce sentiment océanique qui peut nous gagner quand nous nous tenons devant cette vaste étendue marine, et qui porte aussi bien en lui l'ivresse de l'immensité que la possibilité de la perte et de la disparition.

Ce qui semble relier directement La vie de château, réalisé sept ans auparavant, à Enfants, poussière, c'est assurément cette nécessité qu'éprouve la réalisatrice de s'aventurer sur les territoires de l'imaginaire pour interroger la réalité et chahuter l'ordre des choses. Pour Frédérique Devillez, l'histoire vécue avec la mort de sa mère a fait s'effondrer le monde, naïf et volontaire, dans lequel a été réalisé La vie de château. Mais s'il y a de la naïveté dans ce premier film, alors elle est feinte, et procède d'une ruse nécessaire, à laquelle nous a habitué un cinéaste comme Jean Rouch, pour rencontrer chez les personnes filmées autre chose que cette image opérante de réfugié, assimilée par avance par nous et que l'étranger en attente d'une autorisation de séjour va chercher à épouser pour répondre à ce qu'on attend de lui. Ainsi, la séquence où Frédérique Devillez propose à Hassan de jouer une scène au cours de laquelle il rencontrerait une femme habillée en blanc, femme blanche que par ailleurs il recherche pour envisager un avenir en Belgique, dit aussi une manière pour la cinéaste d'être à sa place, auprès des personnes qu'elle filme. Si La vie de château veut s'écarter du naturalisme, c'est ainsi par souci d'éprouver la singularité ou la vérité d'une présence à ce lieu et au monde dont il est séparé. Il est du reste important de rappeler que le naturalisme, très largement admis dans la pratique du documentaire, correspond à une certaine esthétique, avec une élaboration qui lui est propre et qui a ses raisons, mais qui ne respecte pas davantage le réel que les autres formes plastiques que le cinéma peut chercher à développer. En investissant l'espace avec un univers qui lui est propre et des moyens troubles comme l'humour, la douceur, ou la recherche d'une légèreté dans un contexte qui l'exclut a priori, le film permet de qualifier autrement notre relation à des êtres qui sont des hommes et des femmes avant d'être des immigrés en attente de régularisation. 

Ces liens que La vie de château essaie de tisser entre le réel et l'imaginaire sont importants et fragiles à la fois. C'est un film de bricolage doué d'une dimension fragmentaire, du fait de son matériau notamment. Les chants essaimés dans tout le film participent de ces moments de trouble, où l'on sent que quelque chose peut dérailler eut égard à la fonctionnalité du lieu, et poindre une folie ou une violence possibles que l'institution proscrit tout en les provoquant. Sur un autre registre, mais de manière non moins imprévisible, un homme qui a en charge la bonne tenue du réfectoire évoque, pour comprendre le sens de son statut de réfugié, celui dans lequel a été plongé Jésus enfant, conduit en Egypte par Joseph pour échapper à la colère d'Hérode. C'est l'un de ces moments précieux, où la parole échappe complètement au cadre que la réalisatrice a cherché à instaurer dans la mise en oeuvre de son film, et dont l'amorce initiale, en vue de travailler autour de l'imaginaire des réfugiés, consistait à leur demander à quoi ils pensent lorsqu'ils regardent par la fenêtre. La question amoureuse, apparue dans ce contexte, et qui a pris une place importante, est un thème parmi plusieurs autres qui ont surgi de cette situation pour traverser le film.

Mais ce qui importe particulièrement, c'est que le film, quelle que soit l'assurance éventuelle de ce dispositif, ait su intégrer dans son processus même les moments où il est comme bousculé par la réalité à laquelle il se confronte. La question de l'enfermement, si elle n'est pas énoncée de manière frontale, reste sensible. Dans La vie de château, les fenêtres ouvrent moins sur le monde qu'elles ne disent la séparation d'avec lui qu'elles peuvent impliquer. En faisant le choix de ne pas évoquer directement les raisons qui les ont conduit ici, dans ce petit château, Frédérique Devillez induit aussi l'idée qu'il y a peut-être quelque chose de trop lourd dans cette mémoire qu'elle sollicite, qui ne peut pas être livrée sans détour dans un récit, mais que la langue cinématographique, qui a sa grammaire et son vocabulaire, peut saisir au vol. Un geste, un regard, un sourire ou une litanie suffisent à faire resurgir le dramatique d'une situation. Il appartient ainsi au film de faire passer ce qui ne passe pas, de donner dans un déchirement du temps et de l'espace ensemble — dans ces moments de chant notamment —  ce qui fait tout le mystère d'une présence dont le secret peut être reçu et partagé, sans profanation aucune, par le cinéma. 


| Auteur : Rodolphe Olcèse
| Lieu(x) & Co : Collège des Bernardins

Publié le 15/12/2014