Claudia Triozzi / Boomerang ou le retour à soi

Qu’est ce que le miroir n’arrive pas à savoir ?
Quel est le visage de l’amour ?
Ce sont des questions presque naïves, d’une simplicité désarmante. Elles enclenchent néanmoins de redoutables processus d’introspection. Les réponses se défient, à chacun de trouver ses chemins. Claudia Triozzi donne en partage des problèmes essentiels, de vie et de mort, d’amour et de feu. Ce retour à soi entraine dans son sillage une pièce dure, âpre, incisive, brulante, charriant énormément de matières qui se répondent dans des résonnances multiples, se font écho dans une polyphonie millimétrée. Tout est en tension : les corps, les voix, les images, la paléoanthropologie et les fêtes foraines.

De l’arte povera et de la commedia dell’arte

Quelques années auparavant, La Thèse vivante réunissait des artisans, des critiques d’art et écrivains, un âne et un quart de bœuf, dans un réseau en perpétuelle reconfiguration où significations et sensations se contaminaient réciproquement de manière féconde. La pièce palpitait sous nos yeux, tel ce morceau de viande rouge sous les coupes de l’apprenti boucher qui tenait le devant de la scène.

Aujourd’hui, une structure métallique imposante trône sur le plateau du Théâtre de Gennevilliers, exosquelette rigide, support à la précision mathématique d’une création qui déferle frénétiquement dans ses volumes abstraits, aménage ses propres circulations, active des espaces imaginaires, fait littéralement exploser ses vecteurs, se heurte aux cadres, démonte obstinément l’échafaudage, jusqu’à retrouver l’essence d’un environnement marqué du sceau de l’arte povera. Claudia Triozzi nous attend au cœur de cet enchevêtrement de barres en métal, toute tendue sur une planche en bois, nous regarde dans les yeux, la bouche ouverte dans une terrible grimace, cri muet – un bâillement, un soupir, un râle, un chant monocorde et entêté qui verse dans une matière sonore bruitiste évoquant les déchirures à venir.

Diva de variétés, guerrière, vestale, pantin grinçant de commedia dell’arte, tas de ferrailles guetté par la casse, l’artiste revient furieusement à la charge, dans des gestes radicaux sans cesse renouvelés, fouille de plus en plus loin, même si ça fait mal. Sa quête passe immanquablement par les autres. Pour la première fois dans son parcours, Claudia Triozzi convie une interprète sur scène. Présence immobile qui lui renvoie de manière muette son regard, énergie active qui s’emploie à déconstruire la structure métallique, masse de manœuvre entrainée passivement par les pulsions guerrières, corps tourmenté en proie à de lourds rêves, gibier aux réactions méfiantes et partenaire de chasse amoureuse,  petites mains qui s’emploient à réveiller le feu, être insouciant à l’état « sauvage », Anne Lise Le-Gac incarne son alter ego aux antipodes. 

L’effigie de la vulve

La question des origines hante la pièce : origine de l’humain, de l’amour, de la mort, du feu. Elle se mélange à l’odeur de brulure et au crépitement avide des torches qui s’allument sur le plateau, donne une saveur épicée au brouillard artificiel de boite de nuit, reste en suspension autour des planches en bois qui s’animent au contact des images projetées, colle à la peau, s’exhibe enfin souverainement au moment où Claudia Triozzi dévoile son dos marqué par l’effigie de la vulve – beauté monstrueuse, fascinante, charnue, sur ce corps émacié. Cette question est remise en perspective à la hauteur de la paléoanthropologie.

D’amore si vive, la vidéo, le processus de la performance

Par la médiation de la vidéo, un chercheur nous entretient sur les représentations de l’amour ou de l’acte sexuel et sur la difficulté de l’interprétation de certaines fresques plus vastes que sa description nous dévoile petit à petit. Absente de l’écran, Claudia Triozzi est néanmoins très active dans la manière de poser des questions et d’orienter la discussion. Il en va de l’essence même de l’acte performatif. C’est à cet endroit précis que l’artiste se démarque nettement de la démarche d’un film tel D’amore si vive, documentaire culte et tellement précieux des années 80, où le réalisateur Silvano Agosti ressasse les mêmes questions poignantes, sans pour autant sortir de la réserve, tapi derrière la caméra, engagée, quant à elle, un rapport frontal, iconique, avec les visages de ses protagonistes. Claudia Triozzi est toujours là, chaque vidéo se charge également de ses interrogations, ses doutes et ses hantises. Elle les exprime d’ailleurs distinctement dans un bout de discussion concernant différents nœuds : capucin, pour s’enfuir, franciscain, de Savoie, du pendu, qui fait peur. Cet autre fil conducteur de la pièce semble d’ailleurs concentrer des faisceaux de sens et d’émotions, ponctuer un parcours et ses circonvolutions. Le témoignage d’une ancienne beauté des années 50, starlette de passage à Hollywood, qu’on comparait à l’époque à Sophia Loren ou encore Anna Magnani énonce distinctement : « Ho detto multi No ». Et ce constat froid, libéré de toute amertume, déteint indéfiniment sur les images du grand singe et de la jeune ballerine qui, au même moment, apparaissent sur d’autres écrans.  

Qu’est ce que le miroir n’arrive pas à savoir ? La question résonne de manière trouble, la réponse tarde à arriver, la gêne s’installe sur le visage de la petite ballerine. La caméra fait miroir, nous, regardeurs, faisons miroir et nous nous reconnaissons dans sa façon d’être perdue, désemparée.

Quel est le visage de l’amour ? L’adolescent d’à peine 15 ans devient terriblement sérieux, se projette aux tâches de rousseur près dans cette image fantasmée. L’artiste l’invite désormais à renoncer aux paroles. Le jeune visage se trouble, devient fuyant, des émotions contradictoires le parcourent à toute allure. Nous sommes témoins de son émoi, nous faisons face à une réponse qui vaut peut être plus que mille mots.

La dernière danse, la suspension, le bras avide de la machine

Les choses semblent s’accumuler de manière inconsciente, tels des symptômes, par dérapages, par à coups, par grincements – l’imaginaire collectif, les cauchemars intimes, les rythmes efficaces de chansons populaires, la désolation rationnalisée d’une casse où les carcasses de voitures s’empilent éviscérées de leurs promesses de mouvement, de vitesse et des belles échappées. Subrepticement, oscillant entre préhistoire et contemporanéité exacerbée, Claudia Triozzi nous entraine dans les limbes de l’être, sur un terrain vague qu’elle dit lui rappeler son pays d’origine. Les mots deviennent dérisoires, l’artiste verse dans le commentaire sportif avec ses poussées saugrenues, crie presque pour faire face au bruit d’engins qui couvre sa voix, essaie de faire passer la charge dramatique de la scène : la dernière danse de la voiturec’est très beau… un grand moment… Des images de fête foraine distillent par intermittence leur ritournelle acidulée, pop, insouciante, invitation à la suspension, à l’apesanteur, à la distraction gratuite. Le spectre du néo-réalisme italien hante pourtant ces séquences légères et le bras coloré de l’attraction se met à rappeler la serre avide de l’engin de la casse. La ferraille déchiquetée fait raisonner dans nos oreilles ce bruit métallique sec, implacable, qui glace le sang à chaque fois que l’artiste heurte les cadres qui trônent sur le plateau. Et pourtant le sang déversé d’abord en flots, d’entre ses cuisses, continue à couler, goutte à goutte, sur le plateau, alors que la terrible compression est achevée.

Nous sommes faits de ces contradictions là, et de beaucoup d’autres. Un trop plein hurle ce terrible désir d’accéder à l’expression. Les matériaux s’entrechoquent, s’enrichissent, se phagocytent mutuellement. 



Publié le 12/11/2014