Tzventanka de Youlian Tabakov

Découvert lors des rencontres cinématographiques de Cerbère / Port-Bou, dans le cadre d'une séance programmée par Tess Renaudo du festival l'Alternativa à Barcelone, Tzventanka de Youlian Tabakov fait voler en éclat les distinctions habituelles, et souvent paresseuses, entre fiction et documentaire, en proposant une biographie familiale et intime enracinée dans le présent d'un acte de cinéma libre et fécond.

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Une dame âgée s'installe parmi des tiges, plantées dans une pièce dépouillée, aux murs et au sol blancs que la brulure caractéristique des fins de plans tournés en pellicule vient colorer d'une teinte orangée. Cette amorce nous livre un condensé de la trajectoire que Tzventanka s'apprête à accomplir, un mouvement plastique qui permettra de ressaisir le vif de toute une existence, des toutes premières pousses à la vieillesse. Ce portrait, en même temps qu'il décrit une histoire personnelle est l'occasion d'évoquer l'histoire de la Bulgarie, pays de l'ancien bloc soviétique éprouvé par l'invasion russe. Le film de Youlian Tabakov, d'une inventivité étonnante, va mettre en oeuvre toute une série de dispositifs cinématographiques et de mise en scène pour restituer, en nous en faisant toucher la temporalité, les lignes saillantes de la vie de sa grand mère qui se raconte, en chemin vers son propre terme.

Youlian Tabakov mêle ainsi plusieurs formes et plusieurs mouvements pour photographier les différents épisodes évoqués par sa grand mère en voix off : la mort de son frère, les années de guerre et l'invasion russe, sa pratique de la médecine, les derniers jours de sa mère enfin, victime d'un accident vasculaire cérébral. Chaque souvenir rencontre une mise en image particulière, inventée pour lui, et qui le fait se déplacer du passé où la mémoire de la grand-mère va le chercher au présent d'une mise en scène dans laquelle la caméra pourra le cueillir. Régulièrement, le film revient dans la chambre aux fleurs, que l'on voit changer, et qui scande les grandes étapes dans la vie de Tzvetanka,  autant d'occasion pour Youlian Tabakov de nous faire éprouver la singularité de sa relation avec sa grand-mère, qui se prête volontiers au jeu de la direction d'acteur : tantôt écolière, tantôt chirurgienne, elle nous rappelle que le cinéma doit parfois laisser de côté son esprit de sérieux pour atteindre ses motifs en vérité, avec toute la gravité qu'ils demandent.

Le film de Youlian Tabakov procède par divers changements de registres, visuels et affectifs. Des déplacements formels font se succéder des tentatives purement plastiques, tel ce moment où de la peinture rouge recouvre progressivement un sol noir, pour dire en toute discrétion la violence des interrogatoires consécutifs à l'invasion russes, des images de nature documentaire, produites au contact du réel, dans la ville ou dans un hôpital, ou encore des cadres posés pour accueillir une mise en scène qui relève presque de l'expérience théâtrale. Pour autant, Tzventanka tient cette variété d'approches du cinéma dans une cohérence globale qui est celle du film, dont le mouvement général est fixé par le récit de la grand-mère en voix off. Celle-ci crée du lien et permet à Youlian Tabakov de réaliser des boutures entre des images au statut différent, mais qui ont toutes pour fonction de nous rendre présent à une vie qui, sans le travail du cinématographe, serait restée, comme tant d'autres, dans l'oubli. Les modalités d'expressions visuelles se soudent les unes aux autres, et soutiennent également des variations de sentiments, où douceur et ton amusé s'échangent continuellement pour permettre à une forme de gravité de se dire sans trahir la réserve dans laquelle le réalisateur cherche à prolonger cette relation privilégiée qu'il entretient avec sa grand-mère, en la déployant dans un lieu construit par eux et pour eux, et qu'aucun évènement ne pourra leur soustraire, dut-il se jouer au seuil de l'existence, irréversible et définitif.


| Auteur : Rodolphe Olcèse

Publié le 11/10/2014