De la nourriture pour les lions / Entretien avec Nadav Lapid

ABLC : Ton dernier film, L’institutrice, prend l’acte poétique au sérieux en abordant ce que tu as nommé quelque part la « relation tragique entre la poésie et la matière ». Qu’entends-tu par là ?

Nadav Lapid : On aimerait mener une croisade, un combat fatal contre la matière au nom de la poésie, mais en même temps on est conscient du fait que la poésie est vouée à une position de soumission. Peut-être que le seul lieu duquel elle peut fonctionner, agir, c’est là où elle est intimidée, humiliée. On pense que Platon est contre les poètes lorsqu’il écrit dans La République qu’ils doivent être chassés de la ville, mais si l’on est un peu plus subtil, on peut penser que ce n’est pas nécessairement le cas. C’est lorsqu’ils sont chassés qu’ils peuvent agir, écrire, c’est là où la poésie a sa place. Pour le poète, sentir en permanence les bottes du monde qui le piétinent, c’est d’une certaine manière la position la plus désirée.

ABLC : Les poèmes qu’on découvre dans le film sont les tiens, ils ont été écrits pendant ton enfance puis rangés dans un tiroir pendant 25 ans. Pourquoi avoir attendu si longtemps avant de les regarder ?

Nadav Lapid : Pour moi, ces poèmes étaient un témoignage d’échec, à la fois l’échec de ne plus écrire des poèmes, et l’échec d’écrire des poèmes. L’expression artistique est une forme de faiblesse. On peut dire que cette faiblesse est sublime, mais c’est un adjectif que l’on ajoute. Cela rejoint le fait que la poésie se trouve à la fois sous les bottes des gens et au-dessus de leur tête. Le poète est un homme faible qui ne peut faire face aux choses sans recourir aux mots. Il n’a pas la dureté d’esprit, le courage de faire face à au monde qui est là. Instinctivement il ressent le péché de l’écriture, comme quelqu’un qui attend de se faire punir justement. Il supplie le roi de le chasser de la ville.

ABLC : La création n’est-elle pas aussi une force, un acte de dépense, comme semble le montrer dans L’institutrice le personnage de l’enfant, qui crée des poèmes, si l’on peut dire, sans préméditation ?

Nadav Lapid : Oui, en ce sens cela ressemble plus au fait de chanter que de dicter des poèmes. On secoue la tête quand on voit quelque chose, et par suite on secoue aussi les lèvres… Dans la mesure où les poèmes sont inventés en même temps qu’ils sont dits, cela se rapproche aussi de l’écriture automatique de Breton. Il ne s’agit pas de la mise en mots d’une sensation ou d’une idée, mais de sa naissance. C’est tout le contraire du cinéma, dans lequel il y a nécessairement un écart entre la naissance du projet et sa réalisation. C’est une des choses les plus compliquées auxquelles il faut faire face : trouver comment parvenir à faire trembler de nouveau une caméra fixe, comment parvenir à semer de nouveau des doutes là où tout semble joué d’emblée.

ABLC : On ne perçoit dans tes films aucun amour du cinéma, comme si cela faisait l’objet d’un refus très strict.

Nadav Lapid : Oui, je crois que le cinéma, dans son sens sociologique, devient parfois une structure, une geôle gigantesque qui vise à priver les choses d’être vraiment dites et exprimées. On les étrangle avec le cinéma. On a des idées, des sentiments, des sensations, et ce cinéma les étrangle. Un film doit contenir une haine du cinéma. Cela rejoint le désir très enfantin, que j’ai eu, de casser, de frapper la caméra. Bizarrement le cinéma est donc aussi l’ennemi du film, il veut le contenir, l’assimiler de force comme camarade, comme membre de son corps.

ABLC : Tes films sont emprunts de conscience politique. Si l’acte artistique implique, comme tu le disais tout à l’heure, de déserter la citoyenneté, est-ce que cela signifie qu’un film doit se montrer indifférent au sort de la société, doit renoncer à changer celle-ci ?

Nadav Lapid : La volonté de faire changer quelque chose avec un film salit le film. Pour moi la seule option pour une œuvre d’art, c’est de faire jouer, encore et encore, la mélodie terrible de l’existence. Pour autant, renoncer à la volonté de sauver une âme, de sauver un millimètre de l’univers n’est pas héroïque, il ne faut pas s’en vanter. Si le désir essentiel lorsqu’on fait un film est de faire exister l’existence, alors chaque tentative d’améliorer cette existence se transformera en une sorte de mensonge. C’est comme les films durs, qui finalement s’avèrent être beaucoup moins durs que le monde : le fait que ceux qui les ont faits sont conscients de leur rôle, et du rôle social du film, rend celui-ci beaucoup moins dur. C’est un des dangers qu’il y a à essayer de corriger le monde.

ABLC : Walter Benjamin écrit dans ses thèses Sur le concept d’histoire : « Notre image du bonheur est toute entière colorée par le temps dans lequel il nous a été imparti de vivre » ; à la fois tu sembles accepter que ton temps, s’il est misérable, est tout de même le tien, et en même temps tu envisages aussi ce geste très caractériel de refuser la loi de l’époque, à travers les deux personnages féminins que tu mets en scène dans Le policier et L’institutrice.

Nadav Lapid : Une manière d’exister dans le monde est de se cogner la tête contre les murs. En opposant ces deux femmes à la trivialité de la vie, je manifeste aussi l’omnipotence de cette trivialité. Le fait que ce temps est le nôtre, qu’il soit là, nous prive de la capacité d’aller à son encontre. C’est pour cela qu’il nous faut l’enlacer avec un sentiment d’appartenance. L’air du temps gagne toujours, ce qui existe est plus puissant que ce qui n’existe pas, et cette victoire le rend sexy. L’air du temps est sexy, d’une manière également très cruelle… Quand on regarde une station de métro pleine de gens, c’est sexy : c’est misérable, mais c’est aussi admirable.

ABLC : Cette dimension sexuelle semble aussi traverser tes films, et culminer paradoxalement dans ces corps d’hommes aux muscles bandés et au sexe mou, que l’on voit dans L’institutrice.

Nadav Lapid : Il y a tout le temps dans le film quelque chose de sexuel, au sens où la présence du corps est très importante. Les gens parlent à travers leur corps, ils parlent aussi à travers leur sexualité, à travers leur sexe. L’écriture de la poésie passe par un geste physique, mais plus encore on a l’impression que les mots ne sont pas dits seulement par la bouche, mais aussi par les membres du corps. L’option sexuelle est tout le temps présente, même si la plupart du temps elle ne se passe pas. Ce ne sont pas des relations sexuelles entre les personnages, mais des relations entre les personnages et la caméra, entre les personnages et le public, entre les personnages et eux-mêmes. Ils se sentent sexuels. Les moments les moins sexuels sont les moments où le sexe est narratif ; cette promesse cachée de présence sexuelle possible qui joue le long du film se dévoile, et est découverte comme une sorte de déception. Les deux scènes intimes de L’institutrice constituent l’aboutissement tiède et amer de la présence sexuelle perpétuelle. Cela renvoie au monde dans lequel on vit, mais aussi à la forme cinématographique, au sens où en général le désir est beaucoup plus puissant avant qu’il ne se transforme en quelque chose de scénaristique et de narratif. C’est l’écart entre l’existence et la narration.

Dans L’institutrice, l’activité essentielle de tous les personnages, presque tout le temps, c’est de se déclarer face à la caméra. Même lorsque c’est narratif, ça ne l’est pas vraiment parce que les personnages sont beaucoup plus préoccupés de déclarer leur existence que de dire quelque chose à l’autre personne. C’est une manière aussi de regarder l’échange de parole long. Les personnages sont donc des gens qui se déclarent tout le temps, et dans cette déclaration il y a aussi la déclaration physique et la déclaration sexuelle. Ils se déclarent en tant que gens qui désirent, qui aimeraient faire l’amour là, à ce moment, qui aimeraient se faire toucher, profiter de leur existence, mais au moment où ils en profitent, cela devient un acte narratif et ça n’est plus une déclaration existentielle.

ABLC : Le personnage de l’institutrice, dans ton dernier film, semble faire exception, suivre une autre loi que celle du corps vivant sexuel dont tu parles.

Nadav Lapid : Oui, l’institutrice a quelque chose de très puritain. Mais en même temps, on peut l’imaginer transformant son insurrection poétique en insurrection sexuelle. Cela touche à la question : qu’est-ce que c’est qu’être radical ? Est-ce qu’on peut être radical seulement en suivant des principes idéologiques ? Elle est fondamentaliste, une sorte d’Al-Qaïda de la poésie, mais son purisme transmet quelque chose de beaucoup moins subversif ou vivant qu’il ne pourrait l’être. Il y a quelque chose chez elle de pas tout à fait vivant, elle a du mal à se donner au plaisir du corps.

ABLC : Est-ce parce qu’elle n’est pas vivante, qu’elle peut ainsi se sacrifier ?

Nadav Lapid : Oui.

ABLC : Pourquoi faut-il que les personnages qui refusent la trivialité soient des femmes ?

Nadav Lapid : (Silence.) Il y a d’abord toutes sortes de réponses automatiques autour du fait que le monde est masculin, que l’existence, en ce sens, est masculine, que ce sont les hommes qui font l’ordre, qui dictent la trivialité, qui l’ont façonnée et qui ont intérêt à la préserver. C’est comme Luce Irigaray, qui écrit que les hommes ont « peur de l’eau profonde ». Mais aussi, en tant que réalisateur de films, je représente l’ordre moi-même. J’ai donc du mal à imaginer quelqu’un comme moi défier l’ordre.


| Auteur : Nora Barbier

Publié le 06/10/2014