Qingmei Yao / Salon de Montrouge

Une parfaite maitrise des codes socio-culturels, l’ambiguïté, l’humour, souvent absurde, quelquefois triste, l’espièglerie, le burlesque, une certaine propension pour le ratage et la maladresse pleinement assumés, ce sont les lignes de force des propositions performatives de Qingmei Yao, lauréate du prix spécial du jury lors de la dernière édition du Salon de Montrouge. Le corps, avec ses complexes ancrages, et l’image, avec ses différents niveaux de lecture, polarisent un travail qui multiplie les allers-retours entre les pratiques, aussi bien qu’entre les systèmes symboliques.

Le troisième couplet (vidéo, 12’31’’, 2012)

Dans les espaces du Salon de Montrouge, un écran noir, béant, définitivement dépourvu d’images, tout juste parcouru par la transcription de dialogues enregistrés sur le vif, intrigue, attire irrémédiablement l’attention. Le geste est radical. Cette forme iconoclaste s’est pourtant imposée sur le tard comme le moyen le plus à même de restituer le face-à-face de forces en présence dans la situation explosive provoquée par l’artiste.

Il y a eu deux mois de préparations avant de réaliser cette pièce. « J’ai fait des repérages, je tournais en voiture, j’observais, j’ai cartographié les lieux, je notais chaque emplacement de police, raconte Qingmei Yao. Le jour J, 5 personnes avec des caméras étaient installées discrètement sur le parcours. Je ne pouvais pas anticiper à quel moment la police allait intervenir. J’ai fait deux tours du circuit du Grand Prix de Formule 1 (en plein centre-ville), mais la police n’est pas intervenue. Du coup, je suis allée sur la place du Casino, un endroit symbolique. Le son était à fond, en même pas une minute les policiers sont arrivés ! »

Habituée aux micro-interventions furtives et aux performances discrètes, à la limite du perceptible, l’artiste proposait sa première action coup-d’éclat. Le cadre était particulièrement bien choisi : Monaco, alors que la principauté est à mille lieux de l’esprit de l’Internationale que l’artiste entonnait à tue-tête à travers des hauts parleurs. Et Qingmei Yao de préciser : « Concernant l’impôt et la répartition de la richesse, le troisième couplet (de l’Internationale), dont les paroles sont soupçonnées d’être anarchistes et pourtant en prise directe avec le réel, n’est, curieusement, jamais chanté lors des manifestations. Le chanter à Monaco, fameux paradis fiscal, révèle la réalité dissimulée de ce lieu où ses habitants n’ont peut être jamais entendu cette chanson, tandis que l’action est elle-même absurde, ambitieuse et naïve face à une réalité imposante. »

De par le choix de faire une totale économie d’images, la vidéo Le troisième couplet se focalise sur ce dialogue de sourds entre la logique policière, de contrôle social, certes dans une version quelque peu pantoise, condescendante, et la logique artistique. Les glissements et raccourcis sont rapides – de la pièce artistique on arrive vite à la pièce d’identité ! Le système s’expose avec une certaine bonhomie qui se veut « éclairée ». Son caractère obtus, auto-suffisant, prêt à prodiguer des lignes de conduite crève l’écran.

Le Procès (vidéo, 9’, 2013) reprend cette confrontation entre deux visions du monde et la pousse vers l’exacerbation sur le terrain des idéologies, avec leur arsenal d’arguments préfabriqués et leur syntagmes tout juste taillés dans la langue de bois la plus génuine. Qingmei Yao avoue avoir travaillé à partir de discours révolutionnaires proférés par Mao et Trotsky et cale sa gestuelle sur un langage corporel hautement codé. Déjà pour Le serment d’Internaute d’avant-garde (2010), mise en ligne sur Youku, l’équivalent de Youtube en Chine, l’artiste s’est inspiré des « travailleurs léninistes d’avant-garde». Plusieurs niveaux de lecture sont toujours possibles. Immergée dans l’immense quantité de données informatiques, étonnamment passée entre les mailles de la censure, cette vidéo subsiste grâce au fait qu’elle est finalement très peu visionnée. Pourtant le visage est flouté et la voix rendue méconnaissable à travers des filtres, signe de l’existence d’un réel danger politique.

Pour le Procès, Qingmei Yao aurait aimé orchestrer une procession médiévale, embarquer les distributeurs de boissons et sucreries « coupables » dans un chariot et les porter sur la place publique. Ils étaient trop lourds, comme enracinés déjà dans les espaces communs de l’école d’art. Le personnage qui dénonce leurs tors sur le modèle de séances de critique collective du temps de la Révolution culturelle est pourtant inspiré de Don Quichotte. Même dans ce travail qui, au premier abord, semble pousser les antagonismes jusqu’à la caricature, l’artiste prend soin de ménager une nécessaire dose d’ambiguïté.

« Il y a des revendications, bien sur, mais aussi beaucoup de réflexion, d’ambiguïté. Je ne suis pas (ou je n’arrive pas encore à être)  dans une négation complète (c’est probablement un handicap cognitif), j’essaie au contraire de regarder les choses dans leur complexité. C’est troublant de voir comment mon corps, même dans son contexte originaire, en Chine, était déjà dans la confrontation, sujet aux contradictions. J’ai reçu une éducation assez idéaliste, même naïve, dans le sens où, depuis tout petit, à partir de l’école primaire, on étudie les théories de Marx et on a des cours politiques. Bien sur, quand on est enfant, on ne réfléchit pas trop, mais il y a des images qui s’impriment. Et ces images sont finalement en confrontation directe avec la réalité. Du coup c’est assez déprimant, cela n’a rien à voir avec la réalité. On peut apparenter ce phénomène à une sorte de mélancolie collective, c’est généralisé. Beaucoup de gens de ma génération y sont sensibles. Je suivais des cours de dessin : un cube sur la table, éclairé par une lumière artificielle. On s’émerveillait devant la facette éclairée, d’un blanc total. Le regard s’arrête à la surface. Mais il faut mettre du noir et une nuance de gris entre ce blanc absolu et ce noir total et inimaginable caché en dessous. Et là je suis dissoute dans ce gris.  »

La vidéo de présentation de l’artiste sur le site du salon de Montrouge vient appuyer ce constat.

« Je fais partie d’une génération née après la réforme économique, au début des années 80 sans connaître l’économie planifiée (…) Je suis née dans le rejet du passé et l’enchantement du marché libre (…) Malgré tout, mon corps, un corps banal parmi les millions d’autres, est immergé dans un bain politique où les signes, les images, des gestes, des textes et des discours se décrochent parfaitement des réalités qui nous entourent. Cette situation est à la fois ambiguë et frustrante… » Le témoignage est saisissant, mais la forme qu’il emprunte retient tout autant l’attention. Subrepticement, de manière ingénue, Qingmei Yao joue une fois de plus avec les codes, opère un flagrant détournement de situation. La lecture laborieuse de son propos hautement subjectif à partir d’une feuille de papier, puis, dans un deuxième temps, à partir de l’écran d’un Smartphone, transforme cette vidéo institutionnelle, assez formatée, en œuvre. Le trouble s’installe, nourri du fort contraste entre l’aisance dans l’utilisation du jargon de l’art contemporain et l’apparent manque de maitrise des canons audiovisuels de représentation de soi imposés par la société contemporaine.

Danse ! Danse ! Bruce Ling ! (vidéo, 12’, 2013) cultive justement ce perpétuel brouillage des frontières. Pour cette performance délibérément spectaculaire, Qingmei Yao fait appel au cinéma, au travail de la voix et à la danse. « Il y a tout un mélange. Le décor en bambou, par exemple, est peint de manière très trash. Mais le bambou est un élément incontournable des opéras chinois. Quant au vase, le professeur Yao (1) va expliquer cette découverte archéologique faite en 2013 ! La tradition est d’une certaine façon très présente dans mon travail. Chaque année en Chine, pour le festival de printemps, on a toujours, sur la chaine tv officielle, un grand spectacle qui glorifie le parti et ma performance regarde aussi du côté de ces codes de représentation. Je travaille toujours avec beaucoup de références, même si parfois elles ne sont pas si évidentes pour les spectateurs. Détruire le vase peut vouloir dire quelque chose sur un certain rapport aux traditions, mais peut aussi être interprété dans la lignée de la performance occidentale où il arrive souvent de détruire un objet sur scène. Les symboles se font, se défont, se contredisent. Il y a d’ailleurs quelque chose d’assez vulgaire dans le consensus qu’ils installent à partir du moment où ils imprègnent la vie quotidienne. C’est la raison même pour laquelle j’essaie toujours de les détourner, de me les réapproprier, les décoder, les réinterpréter. »

L’artiste, habillée dans une combinaison qui n’est pas sans rappeler Kill Bill de Tarantino, reprend les bruits de combats de Bruce Lee à la manière d’une soliste d’opéra. Les postures martiales se contaminent de la rigidité de rigueur dans la période communiste avant de glisser vers une danse très cocasse, agrémentée d’une faucille et d’un marteau, tandis qu’à l’arrière plan, un pianiste interprète le thème du film La fureur du dragon, d’une manière parfois bruitiste, parfois excessivement romantique. Les courts-circuits entre les différentes qualités de mouvement sont abrupts. Ce travail performatif est délibérément placé sous le signe d’une esthétique du ratage. Et Qingmei Yao de préciser : « Je pense que c’est assez difficile, et donc stimulant, de bien faire les choses mal faites. La limite est très volatile, il manque un rien pour que ça soit vraiment du mal fait et alors ce n’est plus intéressant. Il y a toujours une nuance de maladresse, je tiens à ce côté maladroit dans les vidéos. »

Pourtant l’apparence burlesque ne saurait occulter une véritable dépense physique. Le corps, balloté entre les différentes manières de faire n’est aucunement épargné. « J’introduis dans cette forme spectaculaire des éléments proches de la performance, notamment cette idée d’effort, dont témoigne à un moment donné ma respiration bruyante… Je travaille aussi sur l’épuisement du corps, même si cela reste contrôlé. Il y a vraiment un mélange de fiction et d’engagement physique, toute une circulation aussi entre les gestes du ballet et du Kung Fu. »

Cette idée du corps « discipliné », soumis à différents canon, souvent contradictoires, est également au centre d’un autre travail, Victoire, Fierté, Endurance (vidéo, 10’, 2013), pendant beaucoup plus ambigu de Danse ! Danse ! Bruce Ling !, car en prise cette fois-ci avec les dictats qui régissent les modes de physicalité occidentale. Placée sous les auspices d’une déesse antique, cette installation vidéo témoigne d’une recherche formelle qui privilégie l’idée de palimpseste, l’accumulation, le frottement, le décalage, le fragmentaire. La superposition de multiples niveaux de sens se lit directement dans les différentes strates de projection soigneusement orchestrées pour disloquer les corps, en détacher les têtes, tout en veillant à maintenir le rythme dans les enchainements gymnastiques des gestes ou, plus précisément, leur cadence.

Loin de n’être qu’un moyen de restitution, la vidéo devient un médium à part entière dans le travail de Qingmei Yao et la question de ses relations avec la performance se pose de manière insistante dans cette nouvelle pièce, encore en préparation Pré-performance de « Mme Ling .V sur l’avenue Montaigne » (vidéo, 4’, 2013-2014). Mise en scène d’une répétition en vue de l’action future, performance avant la performance, cette vidéo interroge le statut de l’archive et de l’acte performatif. « Il y a pour moi quelque chose qui n’est pas encore résolu dans la performance, quelque chose d’irremplaçable, le moment présent, le hasard qui intervient à chaque fois et en même temps c’est indissociable de la présence de l’artiste. Pourtant, j’aimerais que le travail soit indépendant et autonome de la présence de l’artiste. C'est pourquoi la vidéo tient une place très importante dans certaines performances que je fais. Pourtant je ne me sens ni vidéaste ni performeuse. »

En attendant son opéra comique sur l’avenue Montaigne, la présence d’un insolite personnage féminin, aux traits asiatiques, portant à bout de bras un morceau de tissu rouge, a été signalée cet été dans différentes locations de l’Ile de Beauté. Affaire à suivre.

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(1) Le San Zu Ding et son motif, conférence performée par le professeur Yao, alter-égo de l’artiste (50 minutes, accompagné de l’édition du texte de recherche, 2013-2014) 


Crédits photos : Qingmei Yao

Publié le 04/09/2014