Cinéma / Parole #4. Pierre Weiss (suite)

Film aux accents polonais, Quel jugement devrais-je craindre ? propose la mise en scène, par le prisme d'un affrontement entre deux personnes, d'une épreuve qui ne prend jamais fin. L'idée de cette troisième partie, qui s'appelle "Le capital", est de faire croire que les actes qui nous sont donnés à voir — faire montre d'une cordialité convenue tout en poignardant son semblable — ont une raison. "Je l'ai fait parce que". 42 raisons sont évoquées pour justifier les coups de couteau dans le dos que nous nous assénons les uns aux autres. Une manière de dire que toutes les raisons sont bonnes pour s'entretuer. La répétition de ce geste à la fois très violent et sans conséquence immédiates dans le film permet de générer une ouverture par un mouvement en spirale. L’acte revient à lui-même de manière amplifiée. Une différenciation se produit dans la répétition, qui fait le point de sortie du mouvement différer du point d’entrée, ne serait-ce que parce que quelque chose se passe ailleurs en même temps qu’ici on s’entretue. Le majordome fume une cigarette, deux mannequins esquissent une chorégraphie dans un vis-à-vis troublant prolongé lointainement par deux japonaises sorties d'un film de Mizoguchi. Les deux mouvements d'échappée que cette troisième partie propose sont interrompus par les coups de couteau, qui semblent nous mettre des opérations de montage sous les yeux, et restituent la situation dans toute sa radicalité incompréhensible.

Le film invite à chercher ce qui se cache derrière les choses. Le bien que l’on se souhaite en se disant bonjour peut dissimuler une toute autre action, comme un rappel à l’ordre, ce dont nous pouvons faire l'expérience quotidiennement. Dans ce contexte, le rapport social apparaît comme empreint d'une certaine violence, qui dans le film semble se transformer en son contraire, un plaisir de plus en plus manifeste. Ce que l’on pourrait condamner a priori devient quelque chose de positif. Ce qu’indique cette situation meurtrière, c’est peut-être qu’il faudrait que nous nous touchions davantage. Les couteaux deviennent ainsi les instruments d’un échange, comme le sont les raquettes sur un terrain de tennis.

La musique dans le film permet de dire quelque chose que l'image ne peut exprimer, un sens dramatique qu'elle peut intensifier. La musique a quelque chose de sentimental, et semble appeler une suite, une progression, là où il n'y a pas de sortie possible. La musique ramène quelque chose dans l'image en rythmant la séquence. Il faut entendre également cette musique plus intérieure, jouée par les coups de couteau eux-mêmes, cette ponctuation à la fois extrêmement répétitive et très variée, comme l'était la phrase "tu peux te tirer une balle dans la tête" ou les coups portés sur le pas de sa porte par celui qu'on découvre être le majordome dans cette dernière partie du film.

En mettant en scène trois actions portées par trois verbes — pouvoir, vouloir et faire —, le film pointe une impossibilité de manière extrêmement économe. Ce que l'on a à recevoir de Quel jugement devrais-je craindre ? est moins le sens ou la violence de trois situations de rencontres mortifères que cette musique et la danse qu’elle suggère, chorégraphie des corps qui est d’ailleurs signifiée par le film de Mizoguchi. Puisque l'agir est impossible et que les rencontres sont criminelles, donnons toute notre attention à la musique et à la danse que tout corps initie quand il vient au contact d'un autre corps. C'est une manière de rappeler que l'homme est ce qu'il fait, qu’il n'y a pas d'autre sens à chercher que celui qui est dans cette musique des gestes.

Cette troisième partie de Quel jugement devrais-je craindre ? est riche de nombreuses images qui ouvrent le film sur autre chose que ce qu'il donne à voir immédiatement. Ce qui caractérise ce troisième temps, c'est aussi le cheminement préliminaire, à ciel ouvert, dans le monde. Cette promenade dans les beaux quartiers de Paris donne lieu à une véritable expérience de cinéma, où le regard est indécis sur le statut de ce qui se présente à lui : quelle est la part de mise en scène et la part accidentelle dans les mouvements dessinés par les passants et les voitures, qui agissent peut-être le film à leur insu ? Peu importe finalement où se situe la décision, il y a, dans toute pratique artistique, un moment où les choses à l'encontre desquelles nous allons se tiennent et se mettent en scène elles-mêmes. Si nous restons dans notre ligne, l’animation du monde alentour, toute indépendante qu’elle soit, devient un élément de nos films.

« Ils s’empoisonnent par jeu. Aucune offense au monde » (Hamlet). Dans une très grande liberté de ton à laquelle le cinéma, ordinairement dans l’imitation de la réalité et de ses effets, n’est pas habitué, Quel jugement devrais-je craindre ? met en scène un jeu, une ironie, un maniérisme qui créent une forme plus qu’ils ne délivrent un message. The Goodfather nous donne à voir tout ce sang qui n’a pas coulé dans les trois scènes de Quel jugement devrais-je craindre ? Dans ce très court film également, ce sont la répétition et le décalage lové au creux de toute parole humaine, fut-elle figée dans un cri, qui nous font accéder à la réalité que le film cherche à désigner : une limite impossible, la mort comprise comme quelque chose que nous pouvons accueillir et peut-être intégrer à notre jouissance domestique.

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Compte rendu du séminaire Cinéma / Parole du 13 avril 2014.


| Auteur : Rodolphe Olcèse
| Artiste(s) : Pierre Weiss
| Lieu(x) & Co : Collège des Bernardins

Publié le 14/04/2014