Conversation avec Christophe Loizillon

Le 4 février dernier, nous avons rencontré Christophe Loizillon et son ami Jean-Louis Héliard, lui-même plasticien, pour engager une longue conversation sur le plan séquence. Nous vous invitons à découvrir la restitution de ce bel échange, qui s’aventure à questionner le cinéma de Christophe Loizillon, ses territoires possibles, et les pistes qu’ouvrent peut-être pour lui les nouvelles technologies.

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ABLC : Les mains est un film qui fait rupture avec une certaine pratique du cinéma qui a pu être la tienne. Comment en es-tu venu à faire un film comme celui-ci, qui vient après 15 ou 16 ans de cinéma ?

Chirstophe Loizillon : Les mains est en effet un film qui est arrivé comme une espèce de rupture. Je travaillais depuis 4 ou 5 ans sur un long métrage qui n'a pas pu se faire Le film s'est arrêté à 3 semaines du tournage. J'avais été payé pour ne pas faire un film. J'ai compris que l'industrie cinématographique pouvait engendrer ce genre de paradoxes. Je n'avais pas fait une image depuis cinq ans, et je me suis dis que cela ne devait plus jamais arriver. J'ai éprouvé le besoin de faire un film dans l'urgence, très rapidement. Je ne pouvais pas accepter l'idée d'être cinéaste et ne pas faire d'images. Cette décision a tout de suite imposé une situation économique. Il fallait que ce film soit impossible à ne pas faire. J'avais plusieurs amis cinéastes qui allaient tourner des films, et j'ai eu l'idée de leur demander si je pouvais venir sur leurs décors pour filmer entre midi et deux heures avec leur caméra. Je voulais faire des portraits d'amis nus. Petit à petit, on en est arrivé aux mains. J'ai rencontré des amis, qui étaient d'accord pour participer au projet, j'ai fait des essais en vidéo que j'ai montés et je suis parvenu à une sorte de maquette, très découpée. Je me suis dis qu'il fallait le refaire en 35 mm, en studio, avec les moyens du cinéma. Ce que je veux retenir de cette idée, c'est que je me suis imposé de trouver une économie qui ne remette pas en cause les projets et me permette de tourner avec les supports du cinéma professionnel. J'avais dans l'idée de filmer en un ou deux jours et de ne développer que la prise choisie. Les rushes, c'est le film. Les mains, c'était donc à la fois une réponse économique et artistique.

ABLC : Les trois premiers films forment une sorte de triptyque. Ils s'inscrivent dans un même type d'écriture et ils ont chacun une singularité et une nécessité propre dans la construction du plan-séquence et dans la manière dont émerge la parole autour d'expériences vécues. Dans Les pieds particulièrement, il y a un dénuement des personnes, une forme de gène qu'on perçoit immédiatement. Cela m'a donné le sentiment qu'on accédait vraiment à la nudité de la personne à travers un élément finalement, comme une façon de capter l'intégralité de ce que peut être quelqu'un dans un détail corporel.

Christophe Loizillon : Je l'ai beaucoup senti en filmant au Japon, avec Yoshito Ohno. Il y avait quelque chose, le drame de sa vie qui passait par l'histoire qu'il nous racontait. S’agissant de la femme française, Gisèle S, on a filmé chez moi, à Paris. Elle portait des collants, et elle s'est presque déshabillée devant moi. Cela n'avait rien de sexuel, mais il y avait un truc assez troublant… oui, il y avait un dénuement.

ABLC : Ce qui m'a vraiment frappé, c'est qu'on touche vraiment à l'intériorité de la personne, livrée intégralement par le seul détail auquel la caméra accède.

Christophe Loizillon : Quand je filme une partie, je fais tout pour travailler et révéler le tout. J'ai extrêmement conscience de cela. Quand j'ai rendu Les pieds à France 2, un des responsables de la chaine se sentait floué, car il pensait que j'aurais pu tout faire à Paris. Pourquoi aller en Afrique, au Japon, en Palestine ou Israël pour filmer des moquettes, de la terre, du carrelage et des pieds ? C'est plutôt ça qui m'intéresse. Ces pieds, ces carrelages ou cette terre doivent raconter la personne et le pays.

ABLC : Depuis Les mains, il y a comme un mouvement vers le cinéma comme art plastique. Cela m'a fait penser à une phrase célèbre de Rilke qui dit de certaines des statues de Rodin sur des détails corporels, qu'il ne leur manque rien. Tout est déjà là.

Chrsitophe Loizillon : Dans le dossier de production des Visages, je voulais précisément mettre une statue de Rodin, qui est un buste sans tête.

ABLC : On est dans le cinéma, dans une écriture qui utilise des codes et un langage cinématographique, mais dans ce que cela produit, les lignes bougent, la proposition s’élargit à quelque chose qui relève presque de la peinture. Dans Les visages, les aplats de couleurs qui décontextualisent les visages le disent de manière presque trop évidente.

Christophe Loizillon : J'ai envie que mes films soient projetés en salle. Je fais du cinéma. Je ne sais pas si cela a à voir avec les arts plastiques, mais en tous cas, je n'ai pas réfléchis comme cela. J'ai fais ces films pour être au cinéma, pour avoir le silence, l'obscurité et la communauté de la salle, le transport en commun dont parle Jean-Luc Godard. Cette question des aplats dans Les visages est particulière. Avec Caroline Champetier, qui est une très grande chef opératrice, on a fait une erreur. Lorsque nous nous sommes vus pour préparer Les visages, elle a ouvert le livre des Autoportraits de Rembrandt et m'a montré les aplats en arrière plan. Je ne sais pas si on a pensé ce film comme un hommage pictural, ou comme une manière de dire que le cinéma vient de la peinture, mais avec le recul, je crois qu’on s'est trompé. Warhol a fait les Screening. Pourquoi s’est-on senti obligé de mettre des tentures en arrière plan qui rappellent quelque chose du 17 ou du 18e siècle ? Mais il demeure que Caroline Champetier a fait un travail remarquable sur la manière de faire ressortir ces visages et de les faire vivre.

ABLC : Quand je parlais du cinéma comme art plastique, je pensais surtout aux Pieds et aux Mains. En peinture, le monde doit pouvoir s'engouffrer dans un tableau, sinon cela n’a pas beaucoup de sens. J'ai le sentiment que c'est ce qui se passe avec tes films.

Christophe Loizillon : Pour Les mains, il y avait un décorateur qui avait cinq ou six tables différentes. en bois, peintes… Pour Les visages, Françoise Arnaud avait fait des grands fonds. Dès qu'une personne arrivait, Caroline Champetier la regardait par rapport au fond. Cela n'avait pas été pré-établi, elle voyait ce qu'elle pouvait faire devant un certain fond.

Jean-Louis Helard : Le premier problème, je crois, est de savoir pourquoi tu en es venu à écrire cinématographiquement en plans-séquences. Au-delà de l'économie que cela engendre, et dont tu as parlé, il y a quelque chose qui relève de la signification pure. Je reviens à ce que Rodolphe a énoncé et que tu as exprimé, d'une certaine manière, lorsque l'on a abordé l'aspect esthétique et pictural de ton cinéma. J'aurais tendance à faire un rapprochement avec ce que l'on a découvert classiquement, à la suite des salons de Diderot, et qui a été repris et développé par Michael Fried, sur la peinture contemporaine : une forme de théâtralité en peinture. Cette théâtralité en peinture, c'est à mon avis un élément du dévoilement du cinéma que tu fais, et qui se retrouve dans les plans-séquences. Elle correspond à l'absorption du spectateur, et finalement du peintre lui-même. Les références à Courbet sont très parlantes de ce point de vue. J'aurais plutôt tendance à dire que le moment fondateur, c'est ton film sur Roman Opalka. Initialement, tu as déjà un parcours qui te voue à la peinture. Tu as fais des exercices sur Georges Rousse, sur Felice Varini, François Morellet, et plus récemment sur Eugène Leroy. Ton parcours cinématographique est ponctué par une forme de picturalité qui est très présente. Presque par osmose, il me semble qu'incidemment, ou inconsciemment, tu la retrouves dans ton cinéma écrit en plans-séquences. Est-ce qu'il n'y a pas quelque chose à essayer de déterrer de ce côté là ?

Christophe Loizillon : Je n’ai toujours pas compris le lien entre ce plan fondateur d'Opalka et des Mains. Je n'arrive pas à lier les deux. J'ai construit ce documentaire sur Opalka autour du passage au 4 000 000. Je ne pouvais filmer ce moment qu'en faisant un travelling en plan-séquence. Je voulais qu’on soit dans la tête de l'artiste. J'ai fait construire un banc-titre spécial pour faire des essais. Ce plan dure 3'40. Il est placé à un moment très précis de la narration, écrit comme de la fiction. J'ai réalisé qu'avec ce plan-séquence, il se passe véritablement quelque chose dans la tête du spectateur et cela m'a permis de comprendre ce que je voulais faire au cinéma : considérer que le spectateur est très intelligent, le mettre face à lui-même et l'amener à penser. Opalka me révèle que tout ce que le temps filmé pendant le tournage, je peux le redonner au spectateur, qui pourra en faire lui-même l'expérience. Pour autant, je n'arrive pas à faire le lien entre ce plan et Les mains. Pourquoi je passe en plans-séquences avec Les mains, je n’arrive pas à l’expliquer esthétiquement. Quel est véritablement le lien entre ce plan d'Opalka et les autres films ? En y pensant, j’ai le sentiment que dans Famille, quand la jeune femme sort de la voiture, je retrouve les mêmes intentions que j'avais dans Opalka. Je ne connais pas du tout le mouvement de la théâtralité en peinture, mais il est évident que de par ma formation, je suis proche des arts plastiques. Le cinéma qui m'intéresse, c'est Michael Snow, Stan Brakhage, James Benning, Andy Wahrol… Les gens qui me nourrissent sont plus souvent des plasticiens, des artistes ou des peintres anciens, que des cinéastes. A part Jean-Luc Godard ou Alain Cavalier, mon terreau, ce n'est pas le cinéma contemporain. C'est la peinture.

ABLC : Ce que tu dis d'Opalka donne à penser qu'à un moment donné, dans le processus d'écriture cinématographique, il y a quelque chose qui s'ouvre, comme une brèche. Il faut peut-être juste un peu de temps pour que les formes se développent et puissent cheminer depuis cette brèche.

Christophe Loizillon : Au montage des Mains, en regardant le bout à bout des plans-séquences, on s'est aperçu avec Corinne Rozenberg, la monteuse, que cela ne faisait pas film. Il y avait juste une série de sept plans. En l’état, cela ne marchait pas. Santiago m’a suggéré de faire le lien entre ces sept mains, en écrivant une voix off qui présenterait les gens et les raisons qui m'ont conduites à faire le film. A partir des Mains, j'ai toujours eu ce problème de savoir comment j'allais faire pour que ces plans séquences fassent films. Il y a des personnes qui, en regardant Famille, me disent que le titre indique que les personnages composent une famille mais que cela ne marche pas. J'ai toujours eu une attirance vers quelque chose de plastique et en même temps je désire rester dans la forme cinématographique. Aujourd'hui, alors que je termine mon dixième film en plans-séquences, la question se pose de savoir comment montrer mon travail autrement. A Saint-Gaudens, dans le cadre d'un festival, Opalka, Les mains et Corpus / Corpus ont été projetés à des étudiants de première année de l'école des Beaux-Arts de Pau. J’ai annoncé aux étudiants que l'on allait un peu parler du plan-séquence. Dans le public, quelqu'un m’a demandé ce qu'est un plan-séquence et je n'ai pas su quoi lui répondre. J'ai simplement dit : c'est un plan qui commence, qui est un peu long, et qui se termine à la fin. J'ai travaillé pendant dix-huit ans sur le plan-séquence, et je ne sais pas en donner une définition.

Jean-Louis Hélard : Je reviens sur Opalka, car il s’y passe quelque chose dont tu n'as peut-être pas conscience. Rodolphe a évoqué tout à l'heure l'idée que le détail permet de révéler le tout. Le travail d'Opalka est intéressant pour réfléchir à la manière dont un peintre peut, avec ses moyens, évoquer le passage du temps. Opalka nous parle d'un infini possible, bien que l'espace dont il dispose dans son travail est borné. Cantor est un grand mathématicien qui a montré comment on peut passer d'un infini virtuel, c'est-à-dire une ligne continue et sans fin, à un infini potentiel, qui serait comme une présentation, sous nos yeux de tous les nombres possibles jusqu'à l'infini. Les mathématiques ont matérialisé cet infini potentiel, qui parait inconcevable, que l'on peut avoir sous les yeux sans pourtant être capable de l’imaginer. Par analogie, on pourrait dire qu’un film est borné, mais que le déroulement du film peut continuer indéfiniment dans les esprits de chacun. Ce serait cet infini virtuel. D'une certaine façon, à ton insu, le plan-séquence délivrerait cet infini potentiel. Sous nos yeux, d'une manière complètement cadrée, on aurait l'infini de l'histoire, l'infini du détail, qui se matérialiserait pour le spectateur. Tu disais vouloir que le spectateur puisse penser devant tes films. Cela rejoint la question de l'absorption du spectateur. Il y a un côté hypnotique du cinéma et de la salle, à la différence de l'instance muséale, qui évoque plutôt le somnambulisme. Quelque part, il y a des éléments qui viennent se greffer ou s'agréger entre la représentation dans le plan-séquence d'un tout infini et qui engendre cet hypnotisme chez le spectateur. Inconsciemment, il perçoit quelque chose qui le dépasse.

Christophe Loizillon : Ce qu'il y a d'amusant, c'est que les tableaux d'Opalka s'appellent des détails… Je n'avais jamais envisagé mon travail à travers cette question de l'hypnotique. L'absorption est en effet au cœur de mes films.

Jean-Louis Hélard : La présence du tableau dans le musée agit comme une cible, un punctum. Le tableau est fixé sur un environnement blanc et matérialise une forme hypnotique. Il est là pour te fixer. Au cinéma, c'est le contraire. Ce n'est pas l'image qui est hypnotique, mais le spectateur, qui dans son isolement, est hypnotisé. Dans la salle du musée, il y a ce défilement des personnes qui regardent plus ou moins les tableaux, et qui d'un seul coup sont captées par une cible, au cinéma au contraire, malgré la foule, c'est un isolement intérieur qui permet de se fondre dans l'image.

Christophe Loizillon : Le plan-séquence est évidemment quelque chose d'hypnotique. J'ai extrêmement conscience du fait que ne pas recourir au montage me permet d'arriver à quelque chose qui relève de l'origine du cinéma : je regarde le temps qui passe, je filme, et je ne lâche rien.

Jean-Louis Hélard : Il s’agissait de cela lorsque je parlais de théâtralité en peinture. Le plan-séquence, c'est une unité d'action, de temps et de lieu.

ABLC : Je me demande si le terme d'hypnotisme est bien choisi, dans la mesure où le plan-séquence, du point de vue de l'expérience du regard, est un moment où chacun reste dans la liberté d'être présent à soi-même plus qu'à l'image, alors que lorsqu'une séquence est très découpée, très rythmée, il y a une opération de captivité qui est beaucoup plus puissante en terme de manipulation. Il me semble que dans le cadre de tes films, Christophe, parce qu’ils proposent une expérience du temps, la relation au film doit être activée et l’attention donnée par le regard.

Jean-Louis Hélard : En évoquant l'hypnotisme, je parlais de la salle de cinéma, mais pas du plan-séquence, qui est effectivement une expérience du temps. Deleuze parle de l'agencement de petites perceptions. Il y a tout un tas de petites choses que le montage nous empêche habituellement de voir. Dans tes films, tu nous donnes le temps de les voir. C'est pour cela que tout à l'heure je pensais à une dimension d'infini extrêmement délicate à percevoir. Le spectateur a le loisir de regarder dans le plan, son regard est non directif, il peut découvrir l'intégralité de la surface. Le plan-séquence, même s'il est parfois orienté, permet d'aller dans l'intégralité de l'image et de percevoir toutes ces petites choses qui font valoir cette infinité qui nous est révélée.

Christophe Loizillon : Dans la notion de séquence, il est question de durée et de récit. Ce récit est très construit. Par rapport à James Benning, qui fait un cinéma topologique, je suis peut-être plus dans la fiction. J'organise. Il faut qu'il y ait une vraisemblance. Le cinéma doit avoir, même dans le cadre d'une fiction, un côté documentaire, où le moindre détail à une raison d'être, on doit pouvoir le suivre et le contrôler. Je cherche à construire tout ce qu'il y a dans l'image.

ABLC : Il y a plusieurs façons de faire des plans-séquences. Au fil de tes films, il y a beaucoup de variations et un travail de recherche sur le plan-séquence. Les plans-séquences tels que tu les proposes donnent de l'air et du possible au regard. On ne passe pas à côté de ce que le plan-séquence construit en laissant son attention divaguer dans l'image, puisque même les détails participent de ce récit. Cette possibilité d’un vagabondage dans l’image relève pleinement de l'écriture cinématographique, tout en cassant la relation un peu frontale qu'il peut y avoir au cinéma, souvent imposée par une volonté d'efficacité narrative et de peur du temps et de l'ennui.

Christophe Loizillon : Il y a des spectateurs qui ont besoin d'être davantage dirigés. Dans Famille par exemple, je me suis entendu dire : "tu pourrais tout de même faire un film. Il n'y a pas d'histoire, essaie de nous raconter quelque chose". C'est pourtant à eux de faire le film. Il faut jouer avec l'intelligence du spectateur. Que peut-on lui faire construire ? Je nourris une certaine crainte des arts plastiques et d'une liberté du spectateur devant une proposition artistique. J'ai envie d'une salle de cinéma, qui soit assez pleine. Pour cela, je dois donner suffisamment de clés pour que le public reste dans la salle.

Jean-Louis Hélard : Bob Wilson, par son travail sur les lumières, arrive à désolidariser les objets de leur environnement. Il matérialise des plans sur la scène théâtrale, en les superposant. On peut les lire indépendamment les uns des autres, comme on peut lire l'intégralité de ces superpositions sans être pour autant obligé de reconstituer l’histoire jouée sur scène. Cela me fait penser à Square : on voit dans une image finale les plans, superposés, que l'on a découvert au fur et à mesure. D'un seul coup, en l'espace de dix secondes, la totalité de ce que l'on a vu est restituée. Cet infini qui nous a été dévoilé plan par plan nous est livré dans l'issue finale, ce qui est rendu possible par la prise de vue. Pour moi, quelque part, c'est un travail où les choses se révèlent à la fois plan par plan et dans l'intégralité du film.

ABLC : C'est une caractéristique du plan-séquence, qui a une autonomie propre. Même dans Petit matin, qui est très narratif, si on ne regarde qu'un seul plan-séquence, on peut comprendre l'intégralité du film. Dans chaque plan, tout est déjà là, et en même temps, chaque plan est tourné vers les autres et libère leur possibilité narrative.

Christophe Loizillon : Mes films posent la question du point de vue. Deux personnes qui vivent le même événement ne le perçoivent et ne l'analysent pas du tout de la même manière. Dans mes films, j'aime faire coexister ces différents points de vue. C'est ce petit gosse qui ne veut pas aller à l'enterrement de sa grand mère parce qu'il doit assister à un match de foot ou à un concert. Le film essaie de faire une unité de différents points de vue, de sentiments vécus par chacun des personnages dans un même espace. Ce qui m'intéresse, c'est de filmer ces différents états.

Jean-Louis Hélard : Le dispositif permet d'épouser le regard des uns et des autres mais moi-même je me fais mon propre point de vue. Dans le plan-séquence sur les escargots, je ne serais peut-être pas attentif à la même chose que toi ou Rodolphe. Les escargots traversent une route, on sait que sur une route, il y a de la circulation. L'aménagement sonore fait que l'image finale, pour les uns, ce sera les escargots écrasés, alors que d'autres penseront à la douleur que peuvent leur provoquer les graviers. Les points de vue sont multiples. Par contre, ce qui n'est pas multiple, c'est le dispositif. Je peux regarder, en bas à gauche, les graviers sur lesquels l'escargot se déplace, ou plus au fond la ligne floutée qui me permet d'anticiper l'arrivée possible d'une voiture. C'est ce plan-séquence qui me fait percevoir une multiplicité de choses qui ne m'auraient pas été données dans un montage découpé, où les escargots et la voiture auraient été associés pour produire l'image de l'animal écrasé. Le dispositif me permet de m'arrêter et d'adopter le rythme d'un escargot, et de percevoir ce que l'escargot lui-même éprouve. C'est le résultat du plan-séquence.

ABLC : Il y a peut-être l'idée que le film est comme un kaléidoscope sur un évènement ?

Christophe Loizillon : Oui, en effet. Cela peut être un évènement, un lieu ou un motif. Dans Corpus / Corpus, c'est un corps qui prend soin d'un autre corps. Une fois le motif choisi, il faut trouver les situations. Parfois, je me sens davantage producteur de plans-séquences que cinéaste à proprement parler, que réalisateur de film. La question fondamentale reste de savoir est-ce que cela fait film ou non. Si je trouvais les ressources pour faire trois plans-séquences par an, qui seraient pensés comme purs regards sur le monde, cela m'irait très bien.

ABLC : Ce qui ne changerait pas ton statut de cinéaste, dans le sens où un plan-séquence unique, cela peut en-soi être un film.  

Christophe Loizillon : Ce que je veux dire, c'est que si je décidais de faire un plan de vous, là, en train de réfléchir, est-ce que je devrais trouver une histoire ou une justification extrinsèque pour faire ce plan ? Est-ce que cette contrainte est intéressante ? Stravinski disait : si on me retire une contrainte, on me retire une force. Est-ce que je dois penser mon travail en vue d'une diffusion en salle et en festival, ce qui suppose un fil narratif, ou est-ce qu'il peut être fait pour une galerie d'exposition ? Je réfléchis à mon mode de production.

Jean-Louis Hélard : La question ne se pose pas de savoir si cela fait un film ou non. C'est du cinéma, des images animées. Que cela s'inscrive économiquement dans un environnement ou dans un autre, c'est autre chose. La véritable question reste de savoir ce qui fait que tu as été amené à travailler exclusivement en plans-séquences. J'ai relevé une phrase dans un livre d’Hervé Juvin. Il évoque les voyageurs d'un train, et fais le constat que très peu de gens regardent le paysage. "Tout dispense du monde. Tout pour être séparé. Tout pour échapper, ne rien voir, et pour passer le temps sans le sentir". Le plan-séquence, c'est ce temps que tu accordes au spectateur pour sentir le monde, à sa manière, selon ses perceptions.

Christophe Loizillon : En liturgie, le mot séquence a un sens précis. C’est "un chant rythmé qui prolonge le verset de l'Alleluia. Une pièce de vers mesuré et rythmé. Une série de coups". Cette origine religieuse de la séquence est quelque chose qui m'intéresse beaucoup. J'ai un rapport religieux au cinéma. Enfant, j’ai souvent assisté aux offices. L'idée que l'on soit tous tourné vers quelque chose, dans le noir, a traversé toute mon enfance, c'est toute ma vie. Ma part à moi, mon église, c'est le cinéma. Je suis extrêmement conscient que faire voir mes films à mes amis, cela a un côté religieux. Je relis les spectateurs à eux-mêmes, à moi et au monde. Il y a vraiment cette chose là. Aujourd'hui, tout est morcelé, divisé. On n'est plus capable de regarder le monde dans une unité. J'essaie de faire qu'il y ait un regard sur une unité. Dans le plan-séquence, on peut tout regarder.

ABLC : L'expérience que l'on fait du plan-séquence, c'est également qu'il y a toujours un surcroit. Dans le plan-séquence de Famille où la femme sort de la voiture pour entrer dans la pharmacie, on croit que le plan est terminé mais en fait, quelque chose continue de bouger dans le fond et vient nous rattraper. La réponse à la question « pourquoi le plan-séquence », cela peut aussi être que plus on ressert et plus on contraint, plus le monde s'invite, plus l'excès, quand il est là, se donne dans son excès.

Christophe Loizillon : Je parlais à Henri Herré de l'idée de montrer mon travail autrement. J'ai fait une dizaine de films en plans-séquences, ce qui fait soixante plans-séquences. Il m'a parlé du passage du seuil biologique. Si je propose des plans-séquences éclatés, sortis de la structure film, on ne sait pas quelle autre structure ils vont former et comment ça va fonctionner. Ces questions sur la manière de montrer mon travail, je me les pose tout en les repoussant car je suis toujours pris dans l'urgence et le désir de faire mes nouveaux films, de faire du cinéma, de diriger des acteurs.

ABLC : Faire les films, c'est une chose, penser la manière de les montrer en est une autre. Quand Henri Herré dit qu'on ne sait pas dans quelle structure le plan va entrer, cela veut aussi dire que le plan-séquence continue à faire film au-delà de ce pourquoi il a été prévu. C'est pour cela que la question de l'exposition de ces plans est importante. A mon sens, il y a un vrai travail à mener.

Jean-Louis Hélard : Le problème du dispositif de monstration a été largement débattu, notamment par Raymond Bellour. Le dispositif lié à l’instance muséale n’est évidemment pas le même que le dispositif cinématographique. Daney en parle avec la question du défilement et du défilé. Le spectateur de la salle de cinéma est dans l’enceinte et ne peut pas bouger. Le spectateur du musée peut ne plus avoir de frontalité avec l’image, il en a une vision parallèle. A partir du moment où tu te situes très précisément du côté du cinéma, la question ne devrait même pas se poser. Si tu fais un cinéma avec une volonté sensible de provoquer chez le spectateur une attention dirigée qui ne soit pas perturbée par le contexte de monstration, il est pour moi inconcevable que tes films soient montrés autrement qu’en salle de cinéma. Si tu te poses la question, c’est que tu n’as pas encore résolu le problème du lieu où tu te situes très précisément.

ABLC : Il me semble qu’en diffusant tes films à la télévision, en un sens tu montres déjà ton travail autrement. On est loin du dispositif de la salle. La télévision a renoncé depuis longtemps à instaurer une relation préalable avec le spectateur, ou à produire un éveil de l’attention. Aller plus loin dans la monstration et dans l’expérimentation de nouvelles modalités de diffusion, ce ne serait donc pas une nouveauté.

Christophe Loizillon : Mehdi Medacci, que j’ai croisé plusieurs fois, est un artiste qui fait de la vidéo. Il me disait que si je n’ai pas une proposition qui essaye de dépasser ou de renouveler la manière dont je montre ce travail, cela ne vaut pas le coup. Cela ne peut pas être une simple reprise de plans préexistants. Je n’ai pas encore trouvé les modalités justes.

ABLC : Le sens de ces questions que tu te poses, cela dit aussi quelque chose du plan-séquence, qui peut s’ouvrir à d’autres agencements, et faire ainsi apparaître une autre matière, un autre sens, une autre forme.

Christophe Loizillon : J’ai déjà essayé d’agencer autrement mes plans. Homo/végétal était difficile à diffuser à la télévision. Christophe Taudière, qui m’a toujours soutenu, m’a dit qu’il lui fallait une version plus accessible. J’ai refait un montage à partir de Corpus / Corpus, Homo animal et Homo végétal, ce qui a donné lieu à un film qui s’appelle Êtres vivants, d’une cinquantaine de minutes. Je le trouve moins bien que la trilogie.

Jean-Louis Hélard : Il y a des exemples très pertinents de monstration de vidéo d’un côté, et de l’autre, des propositions où l’on présente des cinéastes dans le cadre de l’instance muséale, comme Isaac Julien, ce qui est un peu une hérésie dans la mesure où son cinéma relève du film pur.

ABLC : En même temps, on vit une époque où la salle est ouverte malgré elle sur d’autres espaces de diffusion et de fréquentation du film. Les territoires sont beaucoup plus poreux qu’ils ne l’étaient il y a dix ans, et ils communiquent les uns avec les autres. Quand je parlais d’une manière différentes de donner accès aux films, je ne pensais pas nécessairement à l’exposition. Par rapport aux écrans domestiques, il y aurait très certainement quelque chose à inventer. L’idée de montrer un plan-séquence par jour inscrirait les films dans une nouvelle temporalité et pourrait faire émerger de véritables questions.

Jean-Louis Hélard : Encore une fois, c’est compliqué. Si tu prends la salle de cinéma, les spectateurs ont physiquement la capacité à regarder tes films. C’est la configuration de la salle qui le permet. Dans le dispositif du musée, à cause du défilé, cela devient plus difficile. Même si l’on a reconstitué une salle de cinéma, je peux m’en extraire au bout de quelques minutes. Sur un ordinateur, je peux zapper au bout de quelques secondes. Qu’est-ce qui fait que tu as les moyens que tu as voulu pour montrer tes films ? En dehors de la salle de cinéma, je ne vois pas.

Christophe Loizillon : Bob Wilson dit que l’on peut sortir de la salle. Cela ne me dérangerait pas, dans le cadre du musée, que les spectateurs ne voient qu’une main, puis passent à un pied ou un visage, ou à un corps qui prend soin d’un autre corps.

Jean-Louis Hélard : Si on reprend l’exemple de James Benning, il faut que l’on soit dans une salle de cinéma pour recevoir ses films. On doit se poser dans un temps voulu pour percevoir un certain nombre de choses.

ABLC : Le cinéma est en train de changer, les espaces ne sont plus aussi évidents. Quand on va en salle aujourd’hui, on est déjà habité des images du film que l’on va voir, parce que l’on a eu accès à tout un tas de choses, des textes, des entretiens filmés avec les auteurs, etc. Rien que cela, ça change complètement la donne. Il y a un travail de mise en résonnances des territoires à faire. En tous cas, il est certain qu’il faut s’engager sur tous les espaces, car le regard aujourd’hui est très mobile, il va partout. Internet doit permettre de mener les gens à la salle, et inversement. Quelque chose qui n’existerait que pour la salle, à mon avis, cela va devenir de plus en plus rare.

Jean-Louis Hélard : Le cinéma qui a accès à la salle d’un point de vue commercial n’est pas celui de Christophe. C’est là que se situe la difficulté. Comment faire un cinéma aussi spécifique, comment le montrer de la meilleure manière ? Quel est le lieu idoine pour l’accompagner ? C’est une vraie problématique, mais encore une fois, c’est un problème de réflexion. Quand tu dis que cela ne te dérangerait pas de voir ici un pied, là une main, j’ai le sentiment que c’est un dispositif éclaté, parcellaire.

Christophe Loizillon : Ce que je voulais dire, c’est que quelqu’un qui traverserait l’exposition verrait une main, puis passerait à un autre écran où il verrait un pied, il verrait des escargots, puis passerait à autre chose encore. Il ne verrait jamais la même expo. Il y a un truc qui m’intéresse dans cette idée. Il y a des plans qui peuvent se parler les uns aux autres dans une relation que je n’ai jamais vue moi-même.


Crédits photos : Les mains, Les pieds, Les visages, Corpus/corpus, Homo Animal, Square / ¬© Les films du rat
| Auteur : Rodolphe Olcèse

Publié le 06/03/2014