Air de Vincent Dupont

Chants, oraisons, rythmes saccadés, souffle amplifié jusqu’à la déchirure, voici quelques uns des leviers que Vincent Dupont sollicite pour créer un espace respiratoire commun, Air, et les conditions de possibilité d’une expérience d’intensification et d’étirement, un rituel contemporain.

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Certains matériaux jouent un rôle déterminant dans la genèse d’une pièce, proches, trop proches de l’épicentre du désir et de la nécessité d’une nouvelle création. Parfois, au fil du chemin, ces matériaux s’éclipsent, sont recouverts par des couches successives de sédiments, agissent secrètement, continuent à travailler de l’intérieur des tensions fertiles, se dévoilent enfin par bribes ou fulgurations dans la forme finale du spectacle. Il en va ainsi pour le film de Jean Rouch, Tourou et Bitti, Les Tambours d’avant (1972). Plan séquence de 9 minutes – la durée d’une bobine de pellicule 16mm –, archétype de la ciné-transe chère au cinéaste et anthropologue français, ce film reste inscrit dans l’histoire pour avoir déclenché une transe de possession : la présence du filmeur sur l’aire de danse, assisté par le preneur de son qui lui assurait, accessoirement, équilibre et stabilité dans ses déplacements, assimilée par les villageois à une transe, appelle par contagion, l’arrivée des dieux qui se laissaient jusqu’alors cruellement attendre.

Jean Rouch se retire et clôt son film par un véritable geste de cinéma, un travelling arrière qui laisse aux spectateurs le pouvoir d’imaginer la suite. Vincent Dupont relève cette invitation. Les questions fondamentales de sa place comme occidental par rapport à un système de croyances, de son engagement physique et vocal en tant qu’interprète, des outils et rituels, sous-tendent son travail.

Le chorégraphe imagine tout d’abord un dispositif. Les chanteurs qu’il invite pour cette création prennent place en haut des gradins. Les spectateurs occupent ainsi la place du coryphée dans le théâtre antique, sont pris en tenaille, au mitan d’un espace de résonance marqué par une ample circulation des voix et des énergies. Incantations, litanies, louanges, interpellations fusent ou crépitent dans la salle, agissent sur l’entité sans visage qui se tient hiératique au centre du plateau. Des bruits viscéraux, amplifiés de manière troublante, émanent de ce corps éminemment sonore. Vincent Dupont poursuit depuis plusieurs années un travail exigent sur le souffle et sur la voix. Les textes de Charles Pennequin accompagnent souvent ses créations. Pour Air, le poète conçoit des saccades, des contorsions hypnotiques, des interférences et des chevauchements des sens. Oraisons et polyphonies vertigineuses tissent des paysages surprenants dans cet espace respiratoire commun. Les spectateurs sont engloutis dans les limbes d’un territoire entre. La moindre vibration de l’air est une invitation à s’enfoncer dans un état de conscience modifiée. L’entité qui magnétise l’attention au centre du plateau déploie les puissances de l’informe, se dédouble, se laisse agir par la musique. Les membres se raidissent, les corps se figent, des pantins au regard vitreux assument des fonctions divinatoires à travers des questions lancées à l’audience. La lumière blanche et irréelle au départ change subrepticement de nuance et d’intensité, transcrivant de fuyantes sautes d’humeurs jusqu’au rouge sanglant d’un sacrifice sublimé. L’espace même semble se rétrécir sous la pression de forces innommées qui rodent et heurtent la paroi. Vincent Dupont excelle à semer le doute, à changer d’échelle et de niveau de lecture, à brouiller les pistes – qui agit qui/quoi ? Les partitions si codées des transes de possession deviennent floues. Les deux corps semblent se fondre dans une même entité tiraillée par des forces divergentes. Entre la production du son et la recherche d’une qualité de mouvement bien particulière, un certain flottement persiste et rend les danseurs davantage insaisissables. Ils n’ont pas encore atteint l’endroit où la transe pourrait opérer, mais ils n’en sont pas bien loin.


Crédits photos : Laurent Pallier, Marc Coudrais

Publié le 06/02/2014