Quel jugement devrais-je craindre ? de Pierre Weiss

Un homme et une femme se font face dans un salon. Leurs échanges semblent réglés par des codes sociaux biens établis. La bienséance est particulièrement ostensible, et pas un mot plus haut que l’autre ne vient troubler l’apparaître d’une situation dont le fond est pourtant, quant à lui, travaillé par un dérèglement manifeste. L’homme et la femme, qui forment sans doute un couple bien installé dans l'existence, s’adressent une phrase particulièrement violente si nous écoutons le lieu véritable de son énonciation, dans une tonalité et un registre affectif qui lui semblent particulièrement inappropriés. « Tu peux te tirer une balle dans la tête » est une sentence qui, lorsqu’elle fait irruption, vient de toute évidence briser irrévocablement toutes modalités d’être ensemble et de partage qu’une vie à deux se propose de réaliser. Pierre Weiss cherche et trouve la forme de son film dans cette radicalité, dont il va décliner trois aspects, en proposant trois expérimentations qui explosent, en même temps qu'elles les dessinent, les liens entre individualités, sinon les intériorités elles-mêmes.

Cette situation qu’il nous donne à voir est en effet la première d’une trilogie particulièrement intrigante, et qui repose tout entière sur le principe de la boucle. L’homme et la femme semblent chercher de légères modulations dans la diction de cette phrase, « tu peux te tirer une balle dans la tête », comme pour épuiser toutes les variations possibles dont elle peut se vêtir, dans cet échange paradoxal animé par une cordialité sans cœur. « Tu peux te tirer une balle dans la tête » : il est possible pour toi, mais aussi pour moi, que tu mettes fin à tes jours. La répétition de la phrase, le bouclage de la situation permet de mettre l’accent tantôt sur le toi, tantôt sur ce moi qui est présent de manière souterraine dans cette formulation. Eut égard au dispositif général du film, il n’est pas anodin qu’il soit fait référence, dans une autre séquence du film, au philosophe Sören Kierkegaard, qui pense précisément la répétition comme une puissance de nouveauté, de jaillissement, et comme un moment de différenciation d'avec soi qui permet à une présence de se signaler elle-même. Mais précisément, qu’est-ce qui peut surgir dans cette situation où la violence d’un échange se répète en boucle et nous met en présence d’un homme et d’une femme incapables de communiquer ? Ce qui s’exprime ici, c’est la violence souterraine que recouvrent possiblement tous nos échanges, lesquelles peuvent être habités — et ils le sont souvent — par une mort symbolique que la vie, et c’est son sens même, doit chercher à vaincre en la traversant sans faillir. Le milieu de "l’entreprise" — terme qui donne son titre à la première partie du film — n’est-il pas en effet celui où il est de bon ton de souhaiter la perte de ses collègues en faisant bonne figure, du fait qu’ils sont nos collaborateurs, mais aussi, dans nos projets de carrière sociale, nos concurrents ? Chaque partie du film emprunte son titre au vocabulaire de l’économie, dont l’étymologie énonce les lois de la maison. "L’entreprise" ici mise en scène consiste à mettre à portée de conscience le désir qui traverse l’un de voir l’autre mourir, imagination formelle, parmi d’autres possibles, de cet état de violence larvée qui peut laminer le corps social dans son ensemble, dont la famille est l’une des modalités. La caméra sur pied, les prises de vues posées montrent, en alternant champs et contrechamps de manière inlassable, qu’il n’y a pas de sortie possible.

Nous sommes de toute évidence entourés par de nombreuses petites morts, qui attendent notre chute  et gagnent du terrain à la moindre inattention de notre part. Le second moment du film, intitulé "L’investissement", qui met en scène deux hommes qui luttent, au sens propre, parce qu’ils ont des objectifs divergents, le montre de manière particulièrement puissante, en travaillant le même principe de répétition. Ce motif d’une situation dont l’absurdité est reprise ad nauseam est poussé plus loin encore, car il se déploie dans un régime d’expression qui interdit toute mise à distance. Un homme veut rentrer chez son voisin et le lui dit. C’est une idée fixe. Le voisin pour sa part met tout en œuvre pour l’en empêcher. Le simple fait que quelqu’un souhaite entrer chez lui, sans autre forme de procès ni justification extrinsèque, pose ce désir exprimé par l’étranger comme une agression. La scène est filmée caméra à l’épaule, tantôt sur le pallier, tantôt depuis l’intérieur de l’appartement. Elle capte un phénomène d’amplification de la violence qui devient presque mécanique, quand une conscience obstinée rencontre un alter ego non moins campé sur ses positions. Ce n’est plus par le langage que la violence se manifeste, mais par des actes. Les coups tombent sur l’étranger qui veut entrer dans l'appartement. Pour seule réponse, il glisse son pied contre la porte de son voisin pour empêcher ce dernier de la refermer. C’est le grain de sable qui détraque la machine sociale. Nous ne sommes pas dans la logique d’un donné pour un rendu. La violence croît selon ses propres ressources et un régime interne, d’elle-même, de la même manière qu’un investissement qui fonctionne ne peut que provoquer un investissement supplémentaire, qui viendrait assumer le précédent tout en montrant qu’il peut et doit être plus ambitieux et plus vaste. Chaque ruade appelle ainsi une nouvelle charge de coups sur le pauvre homme, lequel a toujours les dernières forces requises pour empêcher la porte de se refermer. Si le principe de répétition est ici encore à l’œuvre, la violence qui se dégage ne reste pas identique à elle-même. Sa répétition modifie nécessaire son quantum, tant et si bien que le malaise éprouvé devient à chaque moment plus précis, à la limite du supportable. Car ce qui se joue ici se pose en dehors de toute question de légitimité morale ou autre. La situation est donnée, claire en elle-même, et la présence de la caméra au milieu de la scène nous fait toucher du doigt que l’expérience ne pourra guère s’interrompre tant que la porte ne se sera pas refermée.

Le dernier mouvement du film, "Le capital", met deux femmes en présence, qui se rencontrent pour quelque motif professionnel. Les accolades de bienvenues sont l’occasion pour elles de, littéralement, s’entretuer. L’une et l’autre s’administrent autant de coups de couteau dans le dos quand elles se disent bonjour. Des prises de parole face caméra viennent ponctuer les séries d’accolades meurtrières, et cryptent le sens de cet acte absurde tout en énonçant ce qui l'aura suscité. Au cœur de cette scène, des images nous viennent, comme extérieures à la séquence, mais qui semblent pourtant lui être des plus intimes. Elles ont quelque chose de fragile, et d’unique, dans le mouvement du film, dont la matrice répétitive doit aussi permettre d’accueillir l’éclat d’une nouveauté jaillissante. Une forme nouvelle s’inscrit à l’écran que notre regard ne pouvait ni attendre, ni anticiper, tant il était pris, avec les êtres animés par le film, dans cette logique qui les inclut et les dépasse à la fois. Il s’agit d’images filmées sur un écran de télévision, et qui montrent d’abord un intérieur aperçu au loin, depuis une fenêtre voisine, où deux femmes cherchent la juste posture, sans doute en vue d’une danse à venir. Dans cette séquence, s’intercale une vue de danse proposée par deux japonaises. Pendant qu’ici tous se déchirent, famille, voisin, collègues, des figures se déploient là-bas, à la plastique dense, des figures scrutées, incarnées, qui sont le signe d’une manière possible d’habiter le monde, avec douceur, dont la lointaine origine, qui nous est inaccessible le plus souvent, peut jeter une lumière inédite sur notre existence.


| Auteur : Rodolphe Olcèse
| Artiste(s) : Pierre Weiss - Gaëlle Obiégly

Publié le 05/01/2014