Une poétique du réel : Tentative d'épuisement

Le cinéma documentaire est un espace privilégié pour interroger les frontières narratives, le lien du récit à la vie ou au réel. C'est ce que l'on trouve aussi dans les livres de Georges Perec, qui introduit l'infra-ordinaire dans le champ de l'écriture, et notamment dans Tentative d'épuisement d'un lieu parisien (1974) : tout ce que l'on ne remarque pas d'ordinaire, ce qui n'est pas vu et pas raconté, « le reste ». Mais c'est aussi ce que fait le cinéma depuis sa naissance, du moins ce que l'on peut retrouver dans les vues Lumière, et qui est comme une représentation de la nature de l'image cinématographique en tant que prise de vue, perception non sélective, ou en tout cas moins sélective que la perception humaine.

Il est clair que depuis le nouveau roman et notamment les écrits d'Alain Robbe-Grillet, le cinéma, comme manifestation de la présence des choses (« autour de nous, défiant la meute de nos adjectifs animistes ou ménagers, les choses sont là (1) »), apparait comme un modèle potentiellement critique face au romanesque. Même dans le cinéma narratif, dans le « roman filmé », la présence des choses est susceptible de s'arracher à l'intrigue et à la signification et de se manifester en « fragments de réalité brute » :

Dans le roman initial, les objets et les gestes qui servaient de support à l'intrigue disparaissent complètement pour laisser la place à leur seule signification : la chaise inoccupée n'était plus qu'une absence ou une attente, la main qui se pose sur l'épaule n'était plus qu'une marque de sympathie, les barreaux de la fenêtre n'étaient que l'impossibilité de sortir... Et voici que maintenant on voit la chaise, le mouvement de la main, la forme des barreaux. Leur signification demeure flagrante, mais, au lieu d'accaparer notre attention, elle est comme donnée en plus : en trop, même, car ce qui nous est atteint, ce qui persiste dans notre mémoire, ce qui apparaît comme essentiel et irréductible à de vagues notions mentales, ce sont les gestes eux-mêmes, les objets, les déplacements et les contours, auxquels l'image a restitué d'un seul coup (sans le vouloir) leur réalité (2).

Perec s'inscrit dans cette démarche, poussant encore plus loin l'abandon du récit, et faisant de l'action humaine elle-même une sorte de chose, placée au même niveau qu'elles, considérée dans sa quotidienneté. Tentative d'épuisement d'un lieu parisien serait donc un écrit cinématographique, une sorte de documentaire d'observation à l'écrit. En effet, l'intérêt de Perec pour le cinéma est attesté par sa collaboration à un certain nombre de projets filmiques, qu'il s'agisse de l'auto-adaptation fictionnelle de L'Homme qui dort (1974) avec Robert Queysanne ou du documentaire Récits d'Ellis Island (1980) avec Robert Bober. Il est également le réalisateur d'un moyen métrage, Les Lieux d'une fugue (1978), adapté lui aussi de son propre écrit éponyme, scénariste (Ahô... au cœur du monde primitif (1975) de Daniel Bertolino et François Floquet, Série noire (1979) d'Alain Corneau, Retour à la bien-aimée (1979) de Jean-François Adam) et producteur (Les Jeux de la comtesse Dolingen de Gratz (1981) de Catherine Binet). De façon tout aussi significative, si ce n'est plus, il affirme d'ailleurs à propos de ses écrits, sans plus de développements : « je me crois surtout influencé par le cinéma et sa technique (3) ».

Dans ce livre, Perec joue le rôle d'une caméra, il enregistre ce qui se passe autour de lui. A la lecture de ce petit ouvrage, l'on peut effectivement penser à un scénario paradoxal, qui aurait été écrit a posteriori, comme description du tournage. C'est sans doute ce qui a donné l'idée à Jean-Christophe Riff de réaliser une adaptation de ce texte, sous le même titre, en 2007. L'argument du livre est bien simple : en octobre 1974, pendant trois jours consécutifs, l'écrivain s'installe à plusieurs cafés de la place Saint-Sulpice dans le 6e arrondissement de Paris. Il prendra note de tout ce qu'il voit et entend. Son propos est de consigner ce qui échappe à l'attention narrative et visuelle : « décrire le reste : ce que l'on ne note généralement pas, ce qui ne se remarque pas, ce qui n'a pas d'importance : ce qui se passe quand il ne se passe rien, sinon du temps, des gens, des voitures et des nuages (4) ».  C'est ce qu'il appellera ailleurs « l'infra-ordinaire (5) », le désignant encore comme « le reste », tout ce qui n'est pas spectaculaire, qui ne fait non plus l'objet de récits littéraires ou informatifs.

Cet infra-ordinaire est aussi infra-narratif, il nous permet d'interroger les limites du récit. La délimitation des conditions minimales du récit est l'un des objets de la narratologie, interrogation s'appliquant aussi bien au domaine de l'expression verbale qu'à celui de l'expression audiovisuelle. André Gaudreault dans Du littéraire au filmique confronte les thèses de la narratologie bâties à partir de la littérature pour élucider le problème spécifique de la narrativité cinématographique. Le livre de Perec et le film de Riff se situent justement au plus près de ces frontières narratives. Gaudreault présente tout d'abord deux positions narratologiques générales, appartenant à la narratologie du contenu plus qu'à celle de l'expression (qui prend en compte le médium de l'énoncé narratif). Dans la première position, qu'il nomme minimaliste, le récit est défini par « l'établissement d'une "relation de succession" entre des unités en "rapport de transformation" ». Le postulat de cette position est qu'il n'y a pas de récit sans transformation, et que corollairement il suffit d'une transformation pour qu'il y ait récit. L'autre position exige au minimum deux transformations, définies qualitativement et non plus seulement quantitativement : la perturbation d'une situation initialement posée, et l'établissement d'une nouvelle situation éventuellement finale, une fois passées les péripéties provoquées par la perturbation.

Après cette définition générale, Gaudreault va tenter de définir « ce qu'est un récit au cinéma ». Partant d'une remarque en apparence paradoxale de Christian Metz dans ses Essais sur la signification au cinéma (« Le cinéma : langue ou langage ? »), qu'il synthétise ainsi : « il n'y aurait rien de naturel dans le fait que le cinéma se soit engagé dans la voie narrative, mais la nature du cinéma y serait tout de même pour quelque chose (6) », Gaudreault va s'attacher à définir deux niveaux de narrativité cinématographique, en s'appuyant sur la définition du récit selon Claude Bremond dans Logique du récit - « un message est considéré comme narratif […] lorsqu'il présente un sujet quelconque inscrit dans un quelconque procès de transformation, et qu'ainsi le sujet soit placé dans un temps t, puis t+n et qu'il soit dit ce qu'il advient à l'instant t+n des prédicats qui le caractérisaient à l'instant t (7) ». Définition sur la base de laquelle il affirme que « tout plan est un énoncé narratif (que tout plan est un récit, eu égard à la narrativité intrinsèque), puisque par définition tout plan présente une suite (succession) d'images en mouvement (transformation) (8) ». De ce point de vue « tout plan est […] soit un récit soit le segment d'un récit potentiel ». Le mode intrinsèque de narrativité filmique est défini comme monstration, qui se distingue de la narration ou méta-narration du montage, ou plutôt se fond en elle. Les plans seuls ne sauraient accèder à la narration au sens fort, il faut l'opération du montage pour que le récit filmique devienne analogue au récit littéraire, dans la mesure où le narrateur se détache du temps narré. Gaudreault cite à ce titre les propos suivants de Michel Colin : « Pour qu'il y ait narration, il faut qu'il y ait un narrateur qui soit extérieur au hic et nunc de l'énoncé. Or s'il y a montage, il y a nécessairement une instance organisatrice dont l'activité est postéreure à l'événement filmé (9) ». Dans Tentative d'épuisement d'un lieu parisien, Perec est un narrateur au présent qui fait ainsi figure de monstrateur. Mais dans l'économie de l'adaptation, de la narration faite monstration, l'on parviendra à une monstration dans laquelle la narration divergente de Riff va produire cette distance temporelle, distance que le film va narrativiser, qui sera le récit même du film.

Cependant, au niveau le plus élémentaire, le livre de Perec peut être considéré comme récit minimal. Ne traduit-il pas cette dimension transformative qui définit le contenu narratif ? Y aurait-il une transformation dans le quotidien ? Ici la transformation s'opère plutôt sur le narrateur. Malgré le caractère très objectif du livre, c'est le sujet qui en constitue une part importante. En référence au film souvent cité comme premier récit filmique, l'on pourrait parler de l'épuiseur épuisé, et voir le livre comme un échec de la démarche exhaustive, la manifestation de l'incapacité de l'écriture à saisir la totalité du réel. Il y a parfois quelques remarques qui manifestent sa fatigue ou sa lassitude devant la tâche qu'il s'est imposée, et le besoin de s'interrompre, d'arrêter le temps : « Accalmie (lassitude ?) Pause (10) » ; « Lassitude des yeux.  Lassitude des mots (11) ». Arrivé au bout de son entreprise, c'est effectivement l'épuisement qui semble gagner, le dernier chapitre étant le plus court de tous. C'est dire qu'épuiser le temps, épuiser tout ce qui arrive en un espace est une tâche qui mène à l'épuisement, un épuisement qui ne parvient pas à être l'exhaustivité d'un rapport au réel mais la découverte du temps comme limite et comme écart. Cet écart du temps est justement au cœur de la méthode d'adaptation adoptée pour le film.

Au début du film, une voix off lit l'introduction du livre sur un travelling qui nous montre la place : « Il y a beaucoup de choses place Saint Sulpice etc... ». Sur le même plan, dont le mouvement s'interrompt en arrivant devant le café de la mairie, l'un des lieux d'observation de Perec, une autre voix, celle du réalisateur ou du moins une voix qui représente sa parole, explique le contexte du film : « En octobre 1974, l'écrivain Georges Perec se rend trois jours de suite place Saint Sulpice à Paris, et décrit ce qu'il voit depuis 3 cafés et un banc. 30 ans après je découvre son texte ». Ensuite, comme tout au long du film, une voix off lit le texte du livre sur les images de la place Saint Sulpice en 2007. Il apparaît rapidement qu'on ne voit presque rien de ce qui est décrit. Texte et image existent dans deux dimensions autonomes, pourtant dans un même lieu – dans un même lieu mais dans deux temps différents. Les premières coïncidences audio-visuelles arrivent tout de même au bout de quelques minutes : la Rue du Vieux Colomier, les bus imperturbables. Riff ne cherche donc pas l'illustration du texte sauf en de rares endroits, c'est davantage une adaptation en creux.

Remarquons aussi que Riff n'a pas un rapport exhaustif au livre : il y a des coupes dans le texte, assez nombreuses. Notamment, de nombreuses mentions de bus disparaissent, qui constituent le leitmotiv du texte, qui en règlent la temporalité :

 

(pourquoi compter les autobus ? sans doute parce qu'ils sont reconnaissables et réguliers : ils découpent le temps, ils rythment le bruit de fond ; à la limite ils sont prévisibles.

Le reste semble aléatoire, improbable, anarchique ; les autobus passent parce qu'ils doivent passer, mais rien ne veut qu'une voiture fasse marche arrière, ou qu'un homme ait un sac marqué du grand « M » de  Monoprix , ou qu'une voiture soit bleue ou vertpomme , ou qu'un consommateur commande un café  plutôt qu'un et demi) (12)

 

Au cinéma le temps ne passe pas de la même manière, ces marqueurs temporels ne sont pas nécessaires puisque nous voyons le temps. Et il y a bien entendu le montage : une autre option pour adapter le livre de Perec aurait été de partir du temps comme donnée objective, d'installer la caméra aux endroits indiqués par Perec et d'enregistrer en plan séquence aux heures dites. Mais c'est un temps plus subjectif qui intéresse Riff. Il y a cependant un autre leitmotiv qui institue un autre rapport au temps au-delà de la mesure : celui du temps comme instant. Ainsi la coïncidence entre texte et image se fait le plus souvent sur les images de pigeons : c'est cette image d'envol, ce rapport flottant avec le temps que le cinéma est le plus à même de capter.

Mais finalement, ce que le film veut montrer, c'est aussi l'envers du texte – la vie de Perec non consignée dans son livre – et l'expérience du changement qu'il fit lui aussi comme le fit le cinéaste. C'est là la transformation qui fait le caractère narratif de l'oeuvre : il s'agit d'un récit du temps, d'un récit qui n'a pour autre objet et événement que le fait que du temps ait passé. En cela, c'est la matière même du cinéma qui est mise en jeu aussi bien par le texte que par le film. Ce qui semble être la fin du film est la dernière page du livre en surimpression sur l'image de la place : la caméra glisse verticalement sur le texte, le livre se referme et la couverture apparaît. Cet effet visuel qui tranche avec la photographie sans artifices, proche du simple enregistrement, qui a été employée jusque là, identifie le film et le livre, mais dans l'identification incertaine de la surimpression. Cependant, l'image du livre se dissipe et laisse place pour encore quelque temps au même plan du serveur vu de dos, contemplant la place et un dernier vol de pigeons. Le film reprend alors dans une dernière séquence qui en livre le propos.

L'on voit d'abord des photos de Perec à l'époque sur les lieux, en train d'écrire avec les sons de la rue qui se poursuivent par rapport au plan antérieur. Alors un autre texte commence, le texte que voici :

 

 En cet automne 1974, j'ai 19 ans et une deux-chevaux vert pomme. Je me gare souvent rue Ferrou, derrière le parvis, pour rejoindre Sylvie qui m'attend sur un banc ou dans un des trois cafés. Nous découvrons ensemble la place saint sulpice. A cette époque, comme d'autres, j'associais la couleur verte à la notion toute récente d'écologie. Mais plus le temps a passé et moins j'ai pu supporter la couleur de ma deux-chevaux. J'ai voulu la repeindre en noir, Sylvie n'était pas d'accord, une violente dispute a eu lieu. Le temps a passé encore, nous avons eu un enfant et nous nous sommes séparés. Aujourd'hui il n'y a plus qu'un seul café, les deux autres ont fait place à des commerces de vêtements pour enfant et de sacs luxueux. La salle de cinéma a également disparu. 

 

C'est sur cette remarque que s'achève le film, sur une ponctuation réflexive nous indiquant que le cinéma est aussi voué à la disparition, qu'il est même un instrument de la disparition puisqu'il nous la donne à percevoir. Nous voyons donc que c'est l'écart qui est poétique, et que cet écart est le propre même du réel en tant qu'il échappe, du réel comme durée vécue.

Cependant, cette dernière séquence qui sort du système du film comme adaptation par l'appel à un autre texte (d'un contexte) est aussi le début d'une démarche poétique (au sens où elle se fonde sur l'écart – mais aussi sur la correspondance) et poéticienne (transtextuelle), dans laquelle un film est susceptible de devenir l'articulation du divers, un film contenant toujours d'autres films et d'autres textes, en un jeu de correspondances inépuisable.

 

(1) Alain Robbe-Grillet, « Une voie pour le roman futur » (1956), Pour un nouveau roman, Éd. de Minuit, 1963, p. 18.

(2) Ibid., p. 19

(3) Georges Perec, « J'ai fait imploser le roman », Entretiens et conférences: 1965-1978, Volume 1, Joseph K, 2003, p. 248.

(4) Georges Perec, Tentative d'épuisement d'un lieu parisien,  C. Bourgois, 1982, p. 10.

(5) Georges Perec, « Approches de quoi ? », L'infraordinaire, Seuil, 1989, p. 11.

(6) André Gaudreault, Du littéraire au filmique : système du récit, Paris : Méridiens Klincksieck, 1988, p. 43.

(7) Ibid., p. 49.

(8) Id.

(9) André Gaudreault, Op. cit., p. 103.

(10) p. 15.

(11) p. 25.

(12) p. 28.


| Auteur : Boris Monneau

Publié le 06/06/2016