Cinéma / Parole #11. Daphné Hérétakis

Archipels, granites dénudés, film réalisé dans le cadre du Fresnoy, prolonge en les développant des possibilités que Daphné Hérétakis avait déjà explorées dans ses précédents films, Ici, rien et 26 (1). Dans le premier, la réalisatrice mène une enquête dans la ville d'Athènes, secouée par la mort d'un manifestant, suite à des répressions policières. Dans le second, elle expose, sous la forme d'un cadavre exquis, quelque chose qui, tout en relevant de sa vie privée, peut, par son expression filmique, rencontrer un regard tout extérieur aux histoires personnelles qui s'y trament. Ces deux films portent en eux les préoccupations qui traversent Archipels, granites dénudés : la politique, l'intimité, et la circulation possible entre ces deux ordres.  La question politique y est posée très frontalement, à la manière d'un cinéma direct qui n'est plus guère pratiqué de nos jours, et qui inscrit le travail de Daphné Hérétakis dans le sillon creusé par des films comme Chronique d'un été de Jean Rouch et Edgard Morin, ou encore Le fond de l'air est rouge de Chris Marker. Cette filiation, associée au support de tournage — de la pellicule 16 mm négative — place le film de Daphné Hérétakis dans une sorte de temporalité contradictoire, où se posent des questions très actuelles dans  une forme qui semble, pour sa part, nous venir des années 70. Pour autant, le film se donne d'abord et avant tout comme un outil de rencontre et de saisie d'un instant, celui d'une situation difficile où se trouve plongée la Grèce et dont les visages témoignent jusque dans leur fragilité même.

La pellicule, par son côté à la fois précieux et pauvre, induit une relation toute particulière à celles et ceux qui sont filmés. Chaque moment n'est capté qu'une seule et unique fois, et doit ensuite être révélé. La pellicule permet en outre d'accueillir ces instants dans une lumière particulière, qui est caractéristique de ce support. Par ailleurs, elle rejoint et soutient le caractère fragmentaire de ces films, qui entretissent plusieurs registres cinématographiques : documentaire et fiction, archives, film de genre. Ces différents régimes d'expression sont tenus, par le montage, dans un équilibre sensible, bien qu'ils se soient imposés progressivement à la réalisatrice. Dans Archipels, granites dénudés, la forme du "reportage" était présente d'emblée, mais Daphné Hérétakis voulait l'inscrire dans un récit de science-fiction, qui aurait mis en scène un monde apocalyptique, induisant des coûts de production ne correspondant pas à l'économie du film. Le recours à l'archive est venu en réponse à cette situation de pauvreté, qui donne au film sa forme et sa singularité. Quand à la figure animale, que l'on retrouve à trois reprises (les poulpes, le chat et les autruches), elle permet de souligner la certaine indifférence dans laquelle les hommes qui peuplent le film vivent leurs épreuves.

Tous les films de Daphné Hérétakis, à leur manière évoquent une désillusion, la perte d'une certaine jeunesse, une difficulté de vivre. Une mélancolie se donne d'emblée, dont nous comprenons immédiatement que nous n'allons pas en sortir. Les amis qu'elle filme le sont dans un monde qui ne leur permet pas de vivre comme des adultes, ce qui leur est pourtant demandé. C'est peut-être à travers ce constat que se rencontrent de manière particulièrement vive et saisissante les questions de l'intimité et du politique. Et c'est sans doute pour montrer cette impossibilité que les corps sont filmés le plus souvent par des plans fixes, dans des tableaux où ils semblent privés de leurs capacités motrices et plongés dans une relative solitude. A cet égard, la séquence finale d'Archipels, granites dénudés prend une dimension particulière, celle d'une libération du mouvement : une fois compris la désillusion et le désarroi où nous plonge le présent, il nous reste nos corps, et avec eux la question de savoir ce que nous en faisons.

Ce qui caractérise ces films, c'est aussi le traitement du texte qu'ils proposent. Dans 26, la réalisatrice demande à ses proches de prêter leur voix au récit de son intimité. Dans Archipels, granites dénudés, c'est elle qui donne la sienne au journal intime d'une amie. Ces deux actes ne sont pas fondamentalement différents. Dire "je", c'est toujours assumer ce qui se dit à travers son existence devant les autres. La tristesse qu'éprouve l'amie de Daphné Hérétakis qui écrit le journal intime, comme celle que Pialat évoque en référence à Van Gogh dans une scène d'A nos amours, devient la parole du film lui-même, et par là, de celle qui le signe. C'est sans doute ce qui donne à ces films, dont nous percevons qu'ils relèvent à la fois du récit d'une intimité et d'une tentative pour aller vers l'autre, un caractère profondément existentiel. Intégrer dans son film un autre récit que le sien, c'est respecter parfaitement ce double mouvement en et hors de soi, en lui donnant une dimension supplémentaire.

Filmé dans les rues d'Athènes, Archipels, granites dénudés interroge ce qu'il reste de la Grèce antique dans ce paysage contemporain. La question est du reste directement posée à un groupe de lycéens, dont la réponse surprenante est peut-être, malgré son ignorance affichée, portée par une secrète profondeur : des anciens, il reste la langue, la religion et l'équilibre. S'ensuit avec ces jeunes une discussion sur ce que produirait en eux l'éventuelle disparition de l'Acropole, effondrement que le film va mettre en oeuvre par la suite au moyen d'effets spéciaux, permettant à Daphné Hérétakis de réaliser un fantasme de cinéma qui a ici un sens particulier de s'insérer dans un film qui revendique un état de pauvreté.

Que signifie cet effondrement de l'Acropole et cet acte de le montrer ? En choisissant de mettre cinématographiquement en ruine ce monument historique, Daphné Hérétakis veut rappeler, à la suite de Dimitri Dimitriádis, que si les grecs ont l'Acropole constamment sous les yeux, celle-ci ne leur appartient pas pour autant, et cela ne les dédouane pas d'avoir à l'atteindre, dans leur vie même, tous les jours. Cette image est aussi une manière de souligner qu'Athènes ne se résume pas à cet édifice à fort capital touristique. Symboliquement, la mise en image de cet effondrement vient aussi souligner un sentiment que nous pouvons avoir dès que nous ouvrons un journal qui évoque la situation du pays. Aussi, à la vision de ces pierres qui chutent, il y a comme un moment de trouble et de doute, même si la discussion avec les trois lycéens a posé, avant même cette séquence, et pour l'antciper, la part de fiction qu'il y a en elle.

En partant à la rencontre de jeunes et moins jeunes dans les rues d'Athènes, Daphné Hérétakis adresse des questions simples et parfois inattendues, qu'elle se pose à elle-même du reste, sans laisser à ses interlocuteurs plus de temps que cela pour y répondre. Qu'est-ce que la liberté ? Est-ce que vous vous sentez seul ? Y a-t-il quelque chose que vous attendez avec joie ? Ce qui importe, ce sont moins les réponses apportées que les réactions que peuvent produire ce dispositif. C'est par là que le cinéma est au travail. Ainsi, cette dame qui évoque l'attente d'un soulèvement auquel personne ne croit vraiment, et qui éprouve le besoin de s'assoir aussitôt sa parole exprimée, montrant malgré elle l'exact opposé de ce qu'elle vient de nommer, est l'occasion de saisir par le truchement de la caméra les contradictions qui sont au coeur de l'existence.

Les films de Daphné Hérétakis ont été réalisés dans une certaine urgence, celle d'une commande s'agissant de 26, ou d'une année de formation pour ce qui est d'Archipels, granites dénudés. Cette urgence leur confère un aspect presque négligé, par lequel ils trouvent leur force poétique véritable. Ce sont des films qui osent la simplicité, sans gène aucune, ni second degré, et refusent une sophistication partout présente dans la production contemporaine. Par la mise en oeuvre de cette simplicité, dont l'efficacité est évidente, Daphné Hérétakis, signale une manière de faire bouger quelque chose dans cet espèce de cataclysme dont l'histoire de la Grèce contemporaine semble montrer qu'il nous cerne de toutes parts. La figure d'Andreï Roublev vient à l'esprit, qui s'entend dire, en réponse à ses doutes : toi tu sais peindre, alors tu peins. Car la question décisive est bien de savoir où une action, qui soit proprement la nôtre, est aujourd'hui possible.

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Compte rendu du séminaire Cinéma / Parole du 25 janvier 2015.

(1) Tous deux projetés au Collège des Bernardins, dans le cadre du cycle cinéma Jeune création


| Auteur : Rodolphe Olcèse
| Artiste(s) : Daphné Hérétakis
| Lieu(x) & Co : Collège des Bernardins

Publié le 26/01/2015