Le linguiste Emile Benveniste, au terme d’une célèbre enquête, a rendu au mot « rythme » le sens qu’il avait pour les présocratiques : une « manière particulière de fluer [1] ». Il ne désignait alors ni la cadence ni la fréquence d’une chose (ce rapprochement du rythme et de la mesure remonterait à Platon [2]), mais son intensité, son mode d’écoulement. Le théâtre, la danse, le cinéma, dont les œuvres se déploient dans le temps, sont bien des arts du rythme, au sens premier du terme. En témoignent plusieurs textes récemment publiés sur notre site, qui cherchent à dire la singularité et la qualité d’un moment vécu au contact d’une pièce ou d’un film. Rappeler ainsi combien le rythme fait sens, c’est affirmer que la création est affaire d’expérience, de corps saisis, éprouvés, altérés par ce qui se produit.
C’est en marchant que les idées nous viennent. Trouvé de Rodolphe Olcèse et Marcher puis disparaître de Romain Kronenberg, deux films-performances qui ont en commun d'associer étroitement cinéma et musique (rendez-vous le 22 avril à la Gaîté Lyrique et le 30 au MK2 Beaubourg pour découvrir le travail de Romain Kronenberg), en attestent chacun à leur manière. Le parcours, et non le trajet, la déambulation, et non la progression, sont également au cœur du travail de Tariq Teguia auquel Clément Postec s’est récemment intéressé. Se déplacer, se confronter à l’espace et au territoire, à leur étrangeté, c’est être-là, c’est rattacher l’intelligence à la chair, la pensée à l’affection. Cette présence est un enjeu qui traverse les textes de Smaranda Olcèse-Trifan portant sur la dernière manifestation d’UFE (Un Film Événement) de César Vayssié et la dernière pièce de Malena Beer, Un-visible. C’est peut-être ce qui fait aujourd’hui L’Urgence de l’art, titre du livre de Jérôme Alexandre et Bernard Marcadé dont Rodolphe Olcèse nous signale la récente parution.
Il est aujourd’hui partout question de « matière noire ». À l’ère du numérique, la matière fait mystère. La retrouver, nous relier aux matériaux plutôt qu’aux substances, n’est-ce pas là le grand défi, esthétique et politique, que pose l’extraordinaire développement technologique auquel nous assistons ? Au cinéma, la pellicule est aujourd’hui investie d’un certain pouvoir, de cette magie de la matière en mouvement qui fait la beauté de Motu Maeva de Maureen Fazendeiro. Et c’est pour installer le spectateur dans une relation sensible, physique au territoire que Thomas Jenkoe choisit d’ouvrir Souvenirs de la Géhenne par une série de plans abstraits.
Clic. Ce que les ordinateurs – ultime outil d’un projet qu’on pourrait appeler « communicationnel », que Benjamin et Deleuze ont lucidement opposé à la création artistique [3] – ne savent pas, c’est que le monde est rythmé. Ils ne connaissent pas la fatigue, au creux de laquelle se nichent pourtant les plus grandes idées. Le papier, lui, sait s’abîmer. C’est pourquoi nous venons d’ouvrir sur ce site une page Éditions où vous pouvez désormais vous procurer toutes nos publications papier, et notamment le n°2 des Cahiers d’À bras le corps, qui paraîtra ce mois d’avril. Enfin, n’oubliez pas tous les événements de l’agenda ! À bientôt, en chair, en os et en rythme.
[1] « La notion de “rythme” dans son expression linguistique » in Problèmes de linguistique générale, 1, Paris, Gallimard, p. 333.
[2] Ibid., p. 333-335.
[3] Voir notamment l’article de Benjamin « La tâche du traducteur » et le texte de la célèbre conférence de Deleuze à la Femis « Qu’est-ce que l’acte de création ? ».