Déplacements. Entretien avec Beat Lippert

Beat Lippert est un plasticien qui, à partir de la sculpture, de la performance et de l'art vidéo, interroge, en les dupliquant et en les déplaçant, le sens des objets qui façonnent le monde dans lequel nous vivons.
Transport en radeau, de Paris au Havre, d'une duplication de la Victoire de Samothrace, copie à l'identique d'un petit cimetière familial suisse, fabrication en série d'une pierre dont 4500 exemplaires sont exposés comme un tableau.
Beat Lippert engage ces formes diverses, empruntées à l'histoire de l'art et à nos habitudes culturelles, dans des processus singuliers qui en révèlent des aspects que notre quotidien nous a rendus inaccessibles.

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ABLC : Tu travailles souvent sur des performances ou des ateliers, des initiatives qui ont une dimension d'évènement. Commet est-ce que tu appréhendes l'outil caméra ou l'appareil photo, que tu sollicites pour ce type de projets ?

Beat Lippert : Je me suis particulièrement intéressé à la photo dans le cadre d'un projet qui s'intitule Hypothetical landscape (2006), pour créer, à partir de maquettes, des paysages désertiques et fictifs. Je voulais extirper quelque chose du monde pour créer une nouvelle réalité. C'est quelque chose qui m'a semblé manifeste dans tout ce travail, où j'ai produit de fausses archives, dans lesquelles l'image était parasitée, comme si un vaisseau spatial déambulait sur une fausse planète. Dans le cadre de ce projet, la photographie a un rôle actif, qui permet de poser une réalité autre, de construire une fiction. Il y a d'autres travaux où l'image joue un rôle différent, qui relève davantage d'un acte de documentation, de témoignage du geste artistique. Pour Véhicule (2009) ou Extase en aval (2010) par exemple, où il s'agissait dans les deux cas de transporter la duplication d'une pièce du patrimoine culturel d'un point à un autre, en vélo pour la première performance, en radeau pour la deuxième, la caméra devait clairement documenter l'action, consigner un évènement. Avec La Sprezzatura (2012), c'est encore autre chose. Pour cette performance, j'ai battu le record de vitesse de la traversée du Louvre, et j'ai donné à la caméra la fonction de recréer un événement cinématographique, en reprenant cette scène mythique de Bande à part de Godard, rejouée dans The Dreamers de Bertolucci. Pour moi, il y a un peu trois axes possibles d'intervention de la caméra, mais ce qui compte avant tout, c'est l'action vers laquelle elle se tourne. Dans Extase en Aval, Véhicule ou La Sprezzatura, il s'agit vraiment de remontrer une action. C'est important qu'il y ait une relation directe à un réel. La scène de la traversée du Louvre est une fiction chez Godard et Bertolucci, mais il était important pour moi qu'il y ait un ancrage dans le réel, et de véritablement traverser le Louvre en courant, ce que j'ai fait en 9'14.

ABLC : Par rapport à Véhicule ou Extase en Aval, il y a toute une matière filmique qui accompagne la performance. La caméra est présente et il y a des temps de mise en scène finalement, ce qui est particulièrement évident avec Sepultura (2012). Est-ce que pour toi, ces images là créent une pièce à côté de la pièce, comme une duplication dans l'image de la performance ?

Beat Lippert : Dans Véhicule et Extase en aval, l'image a plutôt une fonction d'archivage. Pour Sepultura, il s'agissait véritablement d'organiser un tournage. J'ai écrit un séquencier sur la base de différentes performances faites par plusieurs artistes. J'ai aussi réalisé un storyboard. Mais c'est l'action qui est importante, celle de recouvrir les tombes de ce cimetière que j'avais dupliqué. A la base, c'était pensé un peu comme un workshop. C'est devenu un tournage parce qu'avec Donatella Bernardi, on avait des idées très précises de ce qu'on voulait faire. La vidéo qui en résulte est moins une narration qu'une succession de séquences qui montrent différentes actions, différentes manière d'agir face à cet objet qu'est la tombe.

ABLC : En même temps, c'est une vidéo que tu montres comme un objet en soi ?

Beat Lippert : Oui, les images sont montées et constituent une vidéo que je montre. J'ai essayé de faire un montage fluide, qui puisse être autonome et qui ait une dimension esthétique qui lui soit propre. Dans le montage d'une vidéo, c'est comme si tout était déjà joué. L'action a eu lieu, elle est faite. Ensuite, il s'agit de proposer un montage qui engage une esthétique, mais dans lequel ce qui va toucher, ce n'est pas la vidéo en tant que telle, mais l'action sur laquelle elle ouvre. La caméra pour moi est transparente, c'est une fenêtre derrière laquelle je peux faire jouer des choses sur lesquelles j'ai une maîtrise complète. 

ABLC : Si l'action prime à ce point, est-ce que tu n'as pas la tentation de rejouer des performances qui ont déjà été accomplies ? Est-ce qu'une performance est définitive ou peut avoir lieu de nouveau ?

Beat Lippert : Cela aurait un sens de rejouer une performance si je voulais tourner de plus belles images, réaliser une meilleure vidéo. Mais là encore, en rejouant la performance, elle aurait nécessairement quelque chose de différent. 

ABLC : Et par rapport à la photographie ? Tu as engagé tout un travail autour des bunkers récemment. Est-ce que, dans toutes les images que tu as faites, il y en a qui peuvent faire oeuvre pour toi ?

Beat Lippert : La photographie a une fonction documentaire. Je pratique la photographie depuis toujours. Je l'ai un peu délaissée quand je me suis mis à la sculpture, mais j'y suis revenu quand j'ai commencé à m'intéresser à une carrière de calcaire. J'ai fait des photos pour documenter ce qui se passait dans cette carrière, et cela m'a servi à construire mon projet. La photographie est devenue un outil de repérage, qui me permet de prendre des informations et de communiquer mes idées pour mettre en forme un projet. J'ai fini les beaux-arts avec la section photographie. J'ai ainsi pu voir comment les photographes envisagent la photographie, comment pour eux, tout doit s'y passer. C'est véritablement le média. Du coup, j'ai commencé à réfléchir à la manière dont je me positionnais, dans la prise d'image de mes sujets, à la manière dont je devais regarder un objet. Comment prendre en photo un sujet qui m'intéresse ? J'ai réalisé ça quand j'étais à Buenos Aires, en 2012. Je photographiais tous les cimetières devant lesquels je passais, je voulais capter leur architecture. J'essayais de trouver un angle de prise de vue que je puisse répéter pour chaque cimetière. 

Dans le projet des bunkers, j'ai photographié une vingtaine de blockhaus de la Baie d'Audierne. J'ai repris le même protocole, en essayant de me placer toujours du même point de vue, en considérant ces bunkers comme étant des sculptures. Ensuite, j'ai fait le même travail, mais en les envisageant comme architecture. Puis je suis rentré à l'intérieur pour essayer de comprendre l'histoire qui leur était associée. Dans ce contexte, l'appareil photo est un outil qui me permet de me rapprocher de l'objet et de la mémoire du lieu. La série de photographies qui en résulte sert à préparer autre chose, ça ne peut pas être la fin du projet. Il y a la nécessité de transposer cette première approche en installation. 

ABLC : La photographie touche aussi à la question de la duplication, qui est importante dans ton travail. Tu as dupliqué des pierres, un cimetière, etc. Est-ce que tu peux évoquer un peu cette dimension de ta pratique ? La duplication permet aussi d'opérer un prélèvement, de créer une image d'un lieu ou d'un objet. 

Beat Lippert : La duplication sert à questionner un lieu. Cela va bien plus loin que la photographie. On est devant l'objet. Quand on duplique un cimetière dans toute sa matérialité, on est confronté a autre chose qu'à une simple image. La duplication, dans ce cas précis, me permet d'accéder à des couches plus profondes de la mémoire collective. Au début, pour dupliquer le cimetière, je voulais faire un moule. La descendante de la famille avec laquelle j'étais en relation a refusé qu'il y ait un chantier sur le cimetière, et j'ai dû travailler avec un architecte, qui a mesuré et recréé le cimetière en 3D. On la ensuite redécoupé dans du sagex. J'ai eu beaucoup de discussions avec la descendante, avec le voisinage qui nous voyait travailler autour du cimetière tous les jours. Tous ces échanges ont alimenté la pièce et ont matérialisé le rapport que j'avais avec le lieu. C'est en parlant avec ces gens que j'ai réalisé ce que cela pouvait signifier que de dupliquer un cimetière. La duplication se passe une seule fois, et tout doit avoir lieu à ce moment là. Avec la photo, telle que je la pratique en tous cas, je ne peux pas produire une pièce qui ait lieu en une seule fois. Je dois faire beaucoup d'images, revenir constamment sur le sujet pour l'épuiser en quelque sorte. C'est un processus qui engage une autre temporalité. La réalisation finale de l'oeuvre est un peu moins sure en quelque sorte.

ABLC : Et par rapport à Duplication #11 (2012) que tu as montrée au FRAC de Rennes ?

Beat Lippert : Cette oeuvre consiste en la duplication d'une pierre en série. L'idée de cette pièce me vient de l'archéologie. J'ai travaillé avec un restaurateur qui dupliquait les éléments qu'on trouvait lors des fouilles, pour faire des exemplaires d'exposition. Que se passe-t-il quand on duplique un objet qui est unique ? J'ai dupliqué ma première pierre pour essayer de comprendre ce que cela pouvait produire. Quand on a devant les yeux deux exemplaires d'un objet unique, cela le remet complètement en question. Sa véracité, la tangibilité de son existence disparaissent. Je montre un objet extrêmement réaliste tout en disant qu'il n'existe pas. Pour le FRAC, j'ai exposé 4500 exemplaires de la même pierre. A partir de ce volume, l'œuvre fonctionne différemment. Quand il n'y a que deux exemplaires, l'objet est une pure question. Quand il y en a 4500, l'œuvre peut trouver une autre forme, elle peut être carrée, exposée au mur comme un tableau.  

ABLC : Les sculptures que tu réalises autour des peluches rejoignent ces interrogations sur l'archéologie. Ces peluches, qui sont vraiment des objets du quotidien, semblent arrachées à un passé lointain.

Beat Lippert : Je déplace les peluches dans un passé qu'elles n'ont pas connu. Je les fossilise pour leur donner une historicité. C'est encore un autre type de déplacement que ceux que j'ai pu faire avec Véhicule ou Extase en aval. L'idée, c'est vraiment de donner à l'objet une histoire qu'il n'a pas. La victoire de Samothrace que j'ai dupliquée pour Extase en aval relève du passé, elle appartient à une période déterminée, en l'occurrence la Grèce antique. Aujourd'hui, elle représente une icône du Louvre. La victoire de Samothrace, c'est l'histoire même du Louvre. Cette statue est une reconstruction. Lorsqu'elle a été retrouvée, elle n'avait qu'une seule aile. La deuxième a été refaire en plâtre à partir de la première. Du coup, la statue devient presque un faux. Cela pose la question de la reconstruction qui a pour conséquence de détruire l'image de la déperdition qui accompagne nécessairement les choses passées, qui sont prises dans un processus d'éloignement et de disparition. La préservation des choses du passé les altère et nous prive de cette image de la déperdition. On construit une histoire qui est celle d'aujourd'hui, une forme qui n'existe plus que comme présence au Louvre. On construit et on détruit en même temps, entre deux pôles qui sont en tension. On veut se défaire du poids de l'histoire mais on a besoin de créer sa généalogie pour comprendre notre identité culturelle.


| Auteur : Rodolphe Olcèse
| Artiste(s) : Beat Lippert

Publié le 26/10/2013