L’Art et les formes de la nature #14 / Momoko Seto

Planètes composées

Momoko Seto est née en 1980 au Japon. Après avoir été scolarisée au Lycée français de Tokyo, elle vient en France pour suivre des études à l’École supérieure des Beaux-arts de Marseille, puis au Fresnoy, Studio national des arts contemporains. Elle réalise des courts métrages, des documentaires pour le CNRS et des films hybrides, mélangeant différentes techniques et différents genres, comme la série des PLANET [1], à la croisée du film documentaire scientifique, du cinéma d’animation, de la science-fiction et de l’anticipation.

Les planètes décrites dans les films nous semblent lointaines tout en entretenant de nombreux rapports avec notre propre planète Terre. Nous y reconnaissons en effet des espèces végétales, des champignons ou des insectes, mais selon la perspective d’un estrangement, une notion que l’on doit à Viktor Chkolvski, consistant à réviser notre perception du monde, et ainsi synthétisée par Carlo Ginzburg [2] : un art qui nous procure une sensation de la chose, mais une sensation qui soit une vision, et non pas seulement une reconnaissance ; pour voir les choses, il nous faut avant tout les regarder comme si elles étaient parfaitement dénuées de sens ; « comprendre moins, être ingénu, rester stupéfait sont des réactions qui peuvent nous aider à voir davantage, à saisir une réalité plus profonde, plus naturelle » (Montaigne).

À ce titre, les films de Momoko Seto sont proprement stupéfiants, travaillés par une dialectique entre des mondes apparemment lointains, à l’échelle de planètes, et qui sont cependant composés [3] à partir de ce qui nous est proche, à une échelle réduite. Les films, tout en entraînant le spectateur dans un jeu ludique de reconnaissance, font par ailleurs systématiquement planer l’ombre d’une menace, incluse dans les phénomènes vivants eux-mêmes, chacun des trois films (PLANET A, Z et Σ) s’achevant sur une vision de la catastrophe (l’assèchement des sols, la mort des plantes, un charnier d’abeilles). Nous y reconnaissons aussi nos propres problèmes environnementaux à l’urgence ultra-contemporaine : érosion des sols et désertification, espaces naturels ravagés, réchauffement climatique, fonte des glaciers et de la banquise, disparition des polinisateurs… autant d’évolutions en cours que l’on peut ramener à la question de l’anthropocène.

Bien que le titre des films adopte un ordre alphabétique, il n’y avait pourtant pas l’intention de créer une série dès le départ. L’intention première, pour ce projet de fin d’étude au Fresnoy, était de créer une installation avec des cristaux de sel qui se forment autour d’une corde par capillarité. Mais cette sculpture évolutive vivante était complexe et chère à réaliser. C’est en faisant des recherches et des essais que Momoko Seto apprend que plus l’eau utilisée est pure plus les cristaux de sel (l’halite) forment des carrés parfaits. C’est pour voir l’émergence, à partir de “rien”, de ces cristaux carrés sur la corde que survient l’idée du time-lapse, c’est-à-dire une prise de vue photographique à intervalle régulier, toutes les cinq à dix minutes sur cinq jours, qui accélère le mouvement naturel et rend visible le phénomène de cristallisation. Et ce sont comme des arbres qui se développent et apparaissent alors : du minéral on est passé au végétal pour ce premier film PLANET A.

Pour PLANET Z, Momoko Seto s’inspire des sculptures réalisées par Michel Blazy à partir d’oranges moisies et des moisissures présentes dans son propre appartement à l’époque. C’est encore le désir de voir le développement d’un phénomène biologique qui la pousse à réaliser un nouveau film. Elle a également travaillé sur ce film avec un blob, ce qui n’était pas du tout commun en 2009, personne ou presque ne connaissait cet organisme, hormis deux spécialistes en France et un cinéaste un peu fou en Allemagne qui a filmé des blobs pendant vingt ans. Or, des blobs on en trouve partout, même à Paris et dans ses alentours, comme le lui a montré en forêt une amie chercheuse. Elle obtient son premier financement dans une case « cinéma d’animation » par l’agence Centre-Val de Loire CICLIC, qui lui amène un producteur. Mais pour vendre le film à Canal+, il fallait une histoire. Pour cela, elle invente une sorte de guerre entre des champignons et des végétaux, deux règnes distincts, et l’une va mourir à cause de l’autre. Elle décroche alors un budget de Canal+ et du CNC, pour un projet réalisé sur quatre mois de tournage à cinq caméras qui tournaient tout le temps.

Après cette expérience, qu’elle pensait être la dernière, elle découvre la caméra Phantom à très hautes vitesses, permettant quant à elle des ralentis. L’idée de combiner accélérés et ralentis donnera naissance à PLANET Σ. La cinéaste aime beaucoup, dans ce film, les images de l’abeille qui vole au-dessus de fleurs blanches, qui sont en fait des moisissures de fraises. Tandis que la formation des moisissures est accélérée, l’abeille est filmée au ralenti à 1 200 images/seconde, donnant l’impression d’un oiseau survolant un champ de blé. L’impression temporelle a l’air juste alors qu’elle est entièrement construite et donc fausse, née de l’hybridations et de la composition, là encore, entre des univers qui normalement ne se rencontrent pas du point de vue de notre perception. Après des échanges avec une chercheuse, elle perçoit qu’en mélangeant par tâtonnements l’accéléré et le ralenti, il y a un point précis où on croit retrouver une vitesse normale, qui nous rappelle quelque chose de connu et donc nous semble juste.

Pour le dernier opus de la série, un ami producteur lui suggère de faire un film en VR (réalité virtuelle), mais elle n’est pas du tout intéressée sur le moment. Cependant, Arte cherchant des contenus et proposant des financements, elle pose finalement un projet, PLANET ∞, qui sera accepté. En VR, l’idée d’échelle est vraiment ressentie physiquement. Les champignons deviennent paradoxalement plus réels en réalité virtuelle, on plonge vraiment dans la cosmicité de choses habituellement plus petites que nous. On est ici interpelé par des formes naturelles et domestiques cependant porteuses de récit qui, par le changement d’échelle, produisent déjà un monde, avec sa croissance et son déclin. Comme c’est le cas par exemple avec de simples choux-fleurs en décomposition, qui produisent en effet un puissant récit de destruction. Momoko Seto trouve là de l’étrangeté dans le familier, qu’on peut lier à la notion de unheimlich, en passant d’un phénomène biologique à un récit fictionnel.

Si les histoires développées dans les trois quatre films sont différentes des histoires classiques, Momoko Seto a cependant beaucoup réfléchi à ce qui constitue une histoire. Au Fresnoy, on lui dit que son film n’est constitué que de décors mais qu’il ne contient pas d’histoire, alors qu’elle est très inspirée par des images de catastrophes, qui sont tout autant des récits qui nous construisent. PLANET A est ainsi réalisé en écho à la désertification de la mer d’Aral, qui ne mesure plus qu’un cinquième de sa taille à cause de la culture intensive du coton. PLANET Z développe une intrigue sur fond de guerre des espèces. Et PLANET Σ, en construisant une narration qui passe par trois formes de l’eau (solide, liquide, gazeuse), évoque le réchauffement climatique. Alors, si elle ne fait pas littéralement des films politiques, Momoko Seto est pleinement traversée par les questionnements de notre époque, qui sont toujours là en fond.

Et c’est ce qui est troublant dans l’expérience de ces films, qui nous fascinent aussi dans les images de catastrophes, telles les fleurs de coton et le sel dont on peut admirer la beauté alors que les conséquences environnementales sous-jacentes sont graves. Pour la cinéaste, il y a en effet toujours une pointe de beauté dans la catastrophe, et c’est peut-être cela qu’on appelle le sublime. Il n’y a pas qu’une face aux choses, et il est toujours intéressant de voir ce qui se trouve entre deux extrêmes, comme par exemple entre le mou et le dur, l’organique et le minéral... Le bruiteur, à son niveau, a travaillé sur des mélanges entre le sec et l’humide. La contradiction est toujours intéressante et fertile pour la création.

Face à la mort elle-même, on peut penser à la vie. L’assemblage de matières et de procédés touchent au médium lui-même, qui produit des images testimoniales alors que les images sont très vivantes, comme des éclosions. Or on parle précisément de techniques d’animation, on peut voir des animaux morts revenir à la vie. Pour Momoko Seto, ce ne sont pas des images sombres, il y a toujours une

Chaque nouveau film, lui-même dans la continuité du précédent, est un nouveau défi technique qui passionne la cinéaste, animée par les challenges technologiques. Le premier film, Momoko Seto l’a réalisé seule, le deuxième et le troisième avec un chef opérateur, même si la cinéaste est toujours au cadre. Une question s’est rapidement posée pour les plans en macro : comment éviter le flou ? Avec cette focale, on a en effet peu de profondeur de champ, et le flou nous maintient à une échelle réduite. Alors, en augmentant beaucoup l’éclairage, ce qui permet de fermer le diaphragme de l’appareil photo, et en ajoutant des fonds verts et du compositing, il devient possible de retrouver de la profondeur de champ, et ainsi de donner à une échelle réduite les qualités d’un vaste paysage. Lorsque les cristaux carrés sont filmés de dessus et que de l’eau coule entre eux, on peut voir des immeubles et des fleuves comme s’ils étaient filmés en plongée zénithale. Pour les plans d’abeilles, elle recourt là encore à la technique du compositing, c’est-à-dire la duplication d’un motif en post-production : on filme une abeille seule plusieurs fois, que l’on additionne ensuite dans une même image, composée.

Pour son nouveau projet de long métrage dont le tournage va démarrer en janvier mars 2022, d’un budget de 3 millions d’euros et avec une équipe de dix personnes, la cinéaste travaille avec des robots pour créer de nouvelles perceptions. Il ne s’agit pas là de robots humanoïdes mais de bras articulés issus de l’industrie. Dans PLANET Z, elle avait filmé dans une pièce sans lumière pour ne pas avoir de variations de lumière. Les plantes, placées dans le noir pendant deux semaines, étaient maltraitées. Elle veut désormais filmer dans une serre qui laisse entrer la lumière du jour entre deux prises de vues dans le noir, ce qui a conduit à l’invention d’un système mécanique extrêmement sophistiqué pour filmer à l’intérieur des serres en image par image : 200 mètres de plantes ; des impulsions électriques ferment des volets pour chaque prise de vue, 17 appareils photo qui se décalent l’un de l’autre grâce à ses calculs combinées à un système de vaporisation des plantes après ; le bras du robot avance à chaque fois de 1 mm micro pas pour réaliser des prises de vue en time-lapse dans un mouvement non linéaire. Il a donc fallu inventer un des logiciels spécifiques.

renaissance, comme à la fin de PLANET Z où l’on entend de l’eau qui rejaillit. Nous avons l’impression que tout est détruit mais en fait ce n’est pas la mort, ce n’est pas la catastrophe. Elle interroge dans ses films la notion d’échelle du vivant, de déplacement, de mutation, tout comme le philosophe Emanuele Coccia interroge les métamorphoses entre espèces : quand on mange un poulet, il devient nous ; nous sommes partiellement constitués des animaux que nos ancêtres ont mangé [4] Il y a une continuité physique, qui donne vie à autre chose.

Momoko Seto, hantée par les grands paysages, est allée filmer trois semaines en Islande pour ce projet. Pour la première fois, elle a procédé à un tournage en extérieur, avec un drone doté d’une optique précise en grand angle, le long d’une rivière à 10 cm au ras de l’eau, suivant même la chute d’eau d’une cascade. Ces images du cours d’eau seront alors recombinées aux plans de studios dans la serre, où des plantes poussent sur une table qui épouse les formes et les proportions du terrain naturel grâce à une modélisation en 3D. Il faut pour cela coordonner les plans du drone et ceux du bras articulé afin de retrouver la même perspective. S’ajouteront enfin les « personnages » : des graines qui voyagent d’une planète à l’autre. Il faut tout imaginer en amont, et notamment prévoir un découpage (comme les champs contrechamps) car les graines-personnages vont être incrustées elles aussi a posteriori.

Bien que le défi technique soit élevé, ce n’est pas complètement un tournant pour elle de passer à l’utilisation de robots. Elle avait déjà utilisé des rails motorisés pour effectuer des travellings sur PLANET Z, et avait déjà fait appel à de la machinerie sur PLANET Σ. Les robots ne seront jamais vus à l’écran, ils demeurent un outil de travail invisible. S’agit-il alors de films de science-fiction, puisque nous ne verrons à l’écran que des plantes et des milieux naturels et pas de machines ? La science-fiction n’est pas seulement conditionnée par l’apparition de machines, elle concerne également des processus technologiques ou biologiques qui ne concordent pas avec notre réalité connue, vécue, éprouvée. La science-fiction, en relevant aussi d’un dérèglement des connaissances ou de connaissances qui vont au-delà de nos connaissances scientifiques actuelles, peut relever de l’anticipation. On peut alors se demander quelles sont ces planètes et quel rapport elles entretiennent avec notre planète Terre, bien qu’on n’y voie pas d’humains. S’agit-il de mondes d’avant ou de mondes d’après ? PLANET et sa période de glaciation, par exemple, renvoie à un monde d’avant, mais c’est un monde plus schématisé, le dégel s’y effectue rapidement, sans rapport avec des données scientifiques. Pour la cinéaste, il ne s’agit au fond ni d’un monde d’avant ni d’un monde d’après, plutôt d’une planète parallèle, mais d’un monde d’aujourd’hui. On reçoit en effet ces films avec notre actualité d’aujourd’hui.

Pour autant, le travail de Momoko Seto ne consiste pas à relier absolument ces images aux activités humaines. Elle est plus intéressée encore par ce qui se passe à d’autres échelles, comme observer une racine dans le sol, un échange entre la racine et le minéral, etc. Et de fait, montrer la mort des abeilles comme elle le fait est peut-être plus fort qu’un documentaire sur les insecticides à base de néonicotinoïdes. On sait d’emblée à quoi renvoient ces images, qui viennent remplir un espace vacant d’images que l’on ne voit pas. Les abeilles deviennent ici très concrètes, il semble qu’on pourrait presque les toucher. L’étalonneuse elle-même disait qu’elle avait envie de les caresser. Donner à voir cela, de cette manière, en passant par la dimension émotionnelle du toucher, c’est aussi un choix politique. Par le regard, le sujet nous devient littéralement proche. À cette échelle, que l’on filme une abeille ou une moisissure, on y trouve de la beauté. En observant de près les moisissures de fraises, qui forment ces délicats filaments blancs, on a très envie de les toucher, mais l’expérience montre que si on le fait, on les écrase !

Aujourd’hui, le passage du court au long métrage pose beaucoup de questions, notamment en termes de récit et de fiction. Des personnages vont faire leur apparition, sous la forme de graines de pissenlit, des akènes, très mobiles, dont on suit le périple. À l’état de boule sur la tige avant leur dispersion, les graines de pissenlit ressemblent à un vaisseau spatial, c’est une architecture parfaite et fascinante, déjà une invitation au voyage. Pour ce film, Momoko Seto a fait appel à un scénariste. D’abord dérouté par l’absence de dialogues ou de voix off, celui-ci travaille sur la dramaturgie d’ensemble et la caractérisation de personnages. Dans la réalité, les akènes tourbillonnent, se posent à l’envers, s’accrochent à un poil de chien, se font manger par un oiseau… la vie des plantes, c’est comme un film d’action, les plantes vivent un véritable film d’aventures. Les graines vont elles-mêmes être animées en s’inspirant des mimes, de la danse, ou par des acteurs qui vont les interpréter les bras bandés. Pour la cinéaste, ce passage par l’anthropomorphisation est consubstantiel à la fiction et à sa durée. La question est seulement le degré de cette anthropomorphisation. On partira d’un monde gelé, où les personnages arrivent, un volcan explose, qui entraîne un dégel, puis l’arrivée des premières plantes, de mousses… puis le réchauffement climatique les entraine dans un monde désert. Il faut alors concevoir le parcours vécu par les mousses, les champignons, le tout lié dans une logique naturelle. Elle a dessiné des cartes où elle place les personnages et leur trajectoire, recréées en 3D par un graphiste, qui modélise l’intérieur de cette carte pour préfigurer les mouvements, les durées, les angles. C’est un repérage dans l’espace. Et il faut imaginer comment la dramaturgie et les émotions sont possibles à l’intérieur.

La problématique du sol est très présente dans le film. Le but des personnages est de trouver un sol habitable, une terre où s’implanter. Ce qui en fait aussi une question très actuelle. Pour recréer une idée de forêt accueillante, qui ne serait pas dangereuse, il faut faire un travail sur la lumière, sur l’agencement des différentes sortes de plantes. L’échange d’échelle entre le microcosme et le macrocosme est encore de mise ici. C’est une écorce d’arbre filmée en macro qui figurera le monde désert. Un oursin qui éjacule, c’est comme une galaxie et une naissance cosmique. Avec un chercheur du CNRS, dans un laboratoire à Villefranche-sur-mer, elle travaille sur des images du plancton : sur fond noir, impossible de ne pas voir l’espace. On peut donc convoquer les situations les plus grandes et démesurées, et ainsi comprendre le lointain, à l’aide du plus proche.

Momoko Seto, qui a commencé son nouveau film il y a sept ans, espère le terminer d’ici 2024. La technique donne elle-même de nouvelles idées, tout comme les contraintes. Il y a donc une ligne de fond mais beaucoup de choses changent au tournage. Comme pour les plantes, le processus de création est lui-même organique.

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[1] PLANET A, 2008, 7’40’’ ; PLANET Z, 2011, 9’30’’ ; PLANET Σ, 2014, 11’40’’ ; PLANET ∞, 2017, 6’, VR.

[2] Carlo Ginzburg, « L’estrangement. Préhistoire d’un procédé littéraire », dans À distance. Neuf essais sur le point de vue en histoire, trad. de l’italien par Pierre-Antoine Fabre, Paris, Gallimard, 2001, p. 15-36.

[3] Voir les travaux de l’anthropologue Philippe Descola et notamment le film que lui a consacré Eliza Levy, Composer les mondes.

[4] Emanuele Coccia, Métamorphoses, coll. « Bibliothèques Rivages », Paris, Payot et Rivages, 2020.

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Compte rendu de la séance du séminaire « L'Art et les formes de la nature » du 8 décembre 2021, animée par Vincent Deville et Rodolphe Olcèse


| Auteur : Vincent Deville

Publié le 21/02/2022