L'Art et les formes de la nature #4. Pierre Creton

Jardiner au cinéma

On a découvert le cinéma de Pierre Creton en 2005 alors qu’il présentait son film Secteur 545 au FID à Marseille. Il a depuis réalisé d’autres longs métrages, comme Maniquerville (2009), Va Toto ! (2017) ou Le Bel Été (2019). Sa filmographie ne se résume pas à ces longs métrages, elle est également ponctuée de courts métrages. Le Vicinal (1994) est le premier réalisé par Pierre Creton à sa sortie de l’école des Beaux-arts du Havre, alors qu’il s’établit à l’époque en pays de Caux en Normandie pour y devenir ouvrier agricole. Passer de ce premier court métrage à son dernier en date, L'Avenir le dira (2020), tous deux proposés en visionnage pour cette séance, revient à effectuer une traversée, tout autant des formes de la nature que des techniques cinématographiques qui s’en nourrissent.

Le Vicinal a été tourné en pellicule dans une économie traditionnelle, avec une équipe de professionnels du cinéma. On peut y déceler une préoccupation topographique, au travers de paysages (un champ de colza en fleurs filmé en plan fixe) et d’une « pratique » de la nature située dans l’activité de l’apiculture. C’est à cette époque que Pierre Creton rencontre Marcel Pilate, qui l’initie au travail de la ruche. Le montage fait revenir le champ de fleurs jaunes à plusieurs reprises, qui constitue un ancrage. Nous voyons peu de visages, les plans insistent sur les mains, la pratique, le métier. Alors que la caméra se tient encore à une distance relative des personnes filmées, elle s’approchera davantage dans les films suivants des corps que le cinéaste trouve érotique, comme on peut le constater dans L’Avenir le dira.

On entend dans Le Vicinal, parmi les textes lus en voix off, un passage de l’Introduction à la lecture de Hegel (1947) d’Alexandre Kojève, qui livre une interprétation marxiste de la dialectique du Maître et de l’Esclave, en écho dans le film à la situation de l’ouvrier agricole. L’esclave y est celui qui, en transformant la nature, accède à l’être dans son côté actif. On retrouve ce texte cité dans plusieurs films de Pierre Creton, dont l’activité à la fois filmique et agricole entre en lien avec la terre, avec la nature. L’articulation, la jonction entre agriculture, nature et cinéma se situe peut-être du côté de cette activité. De film en film, le cinéaste essaie de comprendre ce texte, beau, drôle et vivant, qui continue de l’accompagner, après l’avoir initialement découvert dans la biographie de Michel Surya sur Georges Bataille.

Si Pierre Creton a fait le choix, après ses études, de vivre à la campagne, c’était dans le but explicite de travailler auprès de et avec les agriculteurs. À l’image du travail des ruches vu dans Le Vicinal, l’essaim d’abeille représente pour lui une forme parfaite de société : quelques abeilles s’agglutinent et finissent par former une masse conséquente et solidaire. Un nouvel essaim se forme en raison d’un problème social dans une ruche, tandis qu’une nouvelle reine décide d’emmener avec elle une colonie. Ce premier film a justement été l’occasion pour le cinéaste de faire l’expérience du collectif, à travers l’équipe de tournage et le mode de production, qui est passé par une phase d’écriture, un financement, des dessins et un plan. Quelques images ont contribué à façonner la topographie du film, un lieu d’où partir. À l’époque, Pierre Creton avait fait le choix d’habiter dans une maison troglodyte sans eau ni électricité, et il s’est lui-même retrouvé dans la situation où il lui a fallu reconstruire une multitude à partir d’une solitude, et ainsi intégrer une nouvelle communauté. Comme il est dit chez l’écrivain Cesare Pavese : « J’ai trouvé une terre en trouvant des compagnons. » Alors que Pierre Creton a passé une jeunesse solitaire, il a trouvé dans le travail une vie collective et communautaire.

À travers le paysage de Normandie, il est au contact permanent des champs et de la mer, une nature qu’il découvre menacée. Dans cet environnement, ainsi qu’on le voit dans le film, une ligne chemine jusqu’à une décharge sauvage. Il constate à l’époque que la ville d’Étretat jette tous ses détritus dans la nature et y met le feu, des plastiques brûlant en permanence. Coexistent ainsi en parallèle de la beauté et une menace. Vingt-cinq ans plus tard, dans L’Avenir le dira, la menace est plus forte. On la perçoit dans le projet de transport sous-terrain des lignes électriques ou le bruit des éoliennes, qui agissent comme une menace en arrière-plan. Il y a un lyrisme dans Le Vicinal qui a disparu dans L’Avenir le dira. La menace est renforcée, comme dans ce plan sur le soleil derrière les nuages, étalonné de manière à le rendre rouge et inquiétant. Pour autant, le cinéma de Pierre Creton n’est pas dans la dénonciation.

Il y a aussi une pudeur dans ces films, qui consiste à ne pas affronter le désir de manière frontale. Il y a là quelque chose qui se joue entre les personnes et les machines. La caméra suit des individus qui portent une brouette ou conduisent des machines infernales, presque des monstres, comme cette arracheuse de lin, tel un dragon nocturne. Il y a un écart important entre les gestes du travail qui passent par les mains, qui touchent des outils en bois, et l’action de la machine surpuissante. La machine agricole impose un autre rythme, à l’individu et au paysage. La machine-cinéma exige un changement de point de vue, qui traduit à la fois une menace et un attrait pour le corps de l’autre, et interroge la position du filmeur, qui doit trouver sa place. Sur la période qui sépare les films s’est produit un écart technologique entre les outils du cinéma employés : la caméra 16 mm pour Le Vicinal et la caméra numérique Black Magic Pocket pour L’Avenir le dira.

Pierre Creton explique la différence entre les deux films : alors que Le Vicinal répond à une logique de production classique (projet, écriture, montage complexe, notamment sur le plan sonore), L’Avenir le dira part avant tout du désir de filmer un homme, le père, et en cela de filmer l’amitié qui le lie à lui, pour ensuite rencontrer son fils et prolonger avec lui cette relation. Alors ici le montage est simple, chronologique. Les deux films sont cependant unis par le thème de la transmission : dans le premier, le portrait isolé du jeune garçon dans une classe figure la possibilité d’un apprentissage ; dans le second, le fils assure la reprise du travail du père. Le travail plastique sur les visages, comme ce plan sur le visage du père éclairé dans la nuit par un gyrophare, conjugue en permanence visages et paysages, présence animale et division du travail. Une présence animale discrète traverse en effet L’Avenir le dira (une araignée, un cheval), en regard des machines quant à elles omniprésentes. Pierre Creton est travaillé par l’ambiguïté de sa relation avec les humains, cette communauté avec laquelle il faut bien vivre. Ces hommes avec qui il peut avoir des relations d’amitié ou parfois plus affectives, et qui ont pourtant une vision et une appréhension du monde très différente de la sienne (par exemple sur le modèle agricole et le rapport à la nature). Il doit faire avec les choses qui plaisent et qui déplaisent. C’était le même problème avec les chasseurs dans Va Toto ! Cette intrication complexe du désir et du travail évoque la pensée utopique de Charles Fourier, dont les termes résonnent fortement avec le texte de Kojève lu en voix off dans Le Vicinal.

La manière de filmer répond aussi aux formes contraignantes de la machine et du travail des champs, comme les andains de lin couchés au sol par l’arracheuse en lignes régulières et parallèles. Il y a une insistance à filmer la nuque du fils qui conduit la machine, le cinéaste étant placé derrière lui, dans une position inconfortable, mais qui serait la plus juste à tenir. Il la décrira comme la place qu’il avait envie d’avoir dans sa relation avec cet homme. Le cinéaste veut vraiment filmer cette nuque de cet endroit-là. Et lorsque dans un plan on observe la nuque en partie recouverte de morceaux de lin coupé, il y a comme un tissage entre l’humain et le végétal qui se produit. Mais la nuque est encore le lieu d’une charge symbolique, qui allie rigidité et fragilité. Elle est à la fois ce qui fait tenir le corps droit, debout et l’endroit à partir duquel il peut flancher, s’affaisser, s’écrouler. Le cinéaste désigne-t-il ici une faille de l’humain ?

Entre les films, on observe encore un changement d’échelle, du local au global. Pierre Creton a pour voisine la cinéaste Ariane Doublet, auteure du documentaire La Pluie et le Beau Temps (2011), qui traite du commerce mondialisé du lin avec la Chine, qui s’approvisionne en Normandie pour tisser la fibre dans ces usines et en revendre les produits manufacturés en Europe. Animé par une pensée sur le monde (l’agriculture, la mondialisation, la production d’énergies et leur transport…), Pierre Creton ne se place pas dans une logique discursive. Pour autant, son film est traversé de références et d’allusions : pendant le tournage et le montage, de vastes incendies dus au réchauffement climatique font rage en Australie, alors le cinéaste tourne ces plans sur le visage éclairé au gyrophare, comme si le personnage faisait lui-même face au feu ; ou bien il étalonne dans des teintes rouges un plan de soleil derrière les nuages. C’est alors au spectateur de faire un travail pour raccorder ces éléments et les associer à l’état du monde contemporain, tout comme dans Le Vicinal déjà, le lien entre la décharge et les fumées montrées à la fin était ténu, mais effectif. C’est encore une question d’échelle qui se joue là : à l’intérieur d’un film et d’un territoire ; entre les films ; entre les films et l’histoire globale.

Notre rapport au monde sensible est médiatisé par nos imaginaires, eux-mêmes modelés par le circuit des informations. On accède au monde, dans les films, par un homme que l’on suit de dos. Notre rapport aux espaces est conditionné par le corps filmé, fragilisé dans son rapport au monde. Pour Pierre Creton, il n’est pas toujours facile de vivre dans la nature, et de voir les éléments abîmés. Dans L’Avenir le dira, quand il filme la campagne de lin, en suivant les hommes la nuit, dans les champs, il est troublé d’avoir conservé au fil des films le même désir de suivre une même chose, la relation de l’homme à la nature, tandis que la nature environnante et le paysage ont beaucoup changé. Mais le désir d’articuler l’acte de filmer à cette topique demeure. Ce qui peut également concerner un rapport à l’industrie cinématographique, à l’échelle du film et à l’échelle de l’objet du film. Cela pose la question : comment faire un film en France aujourd’hui ? Comment entretenir un rapport autre à l’activité de filmer ? Pour L’Avenir le dira, il y a eu un même plaisir à faire le film complètement seul, sans financements, alors que le film en 16 mm s’était révélé une expérience pleine de contrariétés. Après le tournage en équipe, il avait fallu retrouver de l’intimité avec les personnes, les animaux, les paysages, en apportant de la convivialité au dispositif. Davantage que de la contemplation, le film est l’expression d’une solitude. Pierre Creton a connu Pierre, le père, en faisant les marchés il y a longtemps, il y a donc déjà une vie longue partagée entre eux. Quand il propose au père et à son fils de les filmer, il leur présente son projet comme un film sur la relation père-fils, un double portrait, tout en ne sachant pas encore ce que sera le film.

Aujourd’hui, Pierre Creton alterne des projets avec et sans financements, cherchant un équilibre entre ces deux économies. Bénéficiaire d’une aide à l’écriture du CNC, il écrit actuellement son prochain long métrage, un projet intitulé Un prince, en collaboration avec Mathilde Girard, Vincent Barré et Cyril Neyrat. Depuis le premier confinement au printemps 2020, il a cessé son activité d’ouvrier agricole pour se consacrer à celle de jardinier, certain de ne pas vouloir faire du cinéma sa seule activité, ou plutôt d’explorer une manière de faire des films au jardin et de jardiner au cinéma. Une attitude qui pourrait se révéler très inspirante pour la jeune génération, qui a conscience qu’elle va devoir épouser un même cheminement à travers plusieurs modes d’existence.

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Compte rendu de la séance du séminaire L'art et les formes de la nature du 1er décembre 2020, animée sur Zoom par Robert Bonamy, Vincent Deville et Rodolphe Olcèse.


| Auteur : Vincent Deville

Publié le 29/12/2020