Germana Civera / Penser ensemble, dans le faire, in vivo / Rencontre autour de l'atelier Corps en Mouvement

Les multiples résonances d’explorations sensorielles, spatiales et somatiques intimement liées à la création en danse contemporaine, initiées par la chorégraphe Germana Civera au sein de l'atelier Corps en Mouvement et accueillies par le Théâtre La Vignette, à l'invitation de la chercheuse et maitresse de conférence Alix de Morant, ont nourri le désir de la rencontre. La participation active à plusieurs séances de l'atelier a confirmé les intuitions de départ. Fidèle à son intérêt pour des recherches et des pratiques qui se tiennent volontairement en deçà de certaines injonctions et seuils de visibilité, A bras le corps convie Germana Civera à prendre un temps pour revenir ses engagements et ses processus créateurs. Ce deuxième volet d'un échange en forme de triptyque, porte sur les dynamiques qui traversent l'atelier Corps en Mouvement.

 

 

Smaranda Olcèse pour A bras le corps : Tout au long de l'année universitaire 2018 - 2019, à raison d'un rendez-vous de 3h chaque semaine, vous avez mené un atelier / laboratoire intitulé Corps en Mouvement, à l'université Paul Valéry à Montpellier. Comment ce type de pratique intègre l'écosystème de travail que vous avez mis en place en tant que chorégraphe ?

 

Germana Civera : J’ai l'intime conviction que tout est en interaction, au delà des séparations artificielles entre la pratique, les expérimentations et les créations. Cette pensée incorporée est l’ossature et la membrane de mon travail. Chaque espace d’action que je développe est profondément en lien, en articulation avec les autres et partie intégrante de la création. Je suis engagée activement pour l’importance de considérer en tant qu’œuvre l’ensemble d’actions et de processus, ainsi que les modalités de représentation, que l’artiste mobilise aux différentes étapes de son parcours.

Il est plus que temps que s'opère un déplacement de paradigme, que nous dépassons cette vision du monde construite à partir de catégories, de séparations et de divisions.

L’atelier Corps en Mouvement incorpore l’évolution des processus d’expérimentations, de recherche et de création que je mène depuis 30 ans. Il s'agit d'un ensemble d'outils enrichit au fil du temps, développé patiemment dans une écologie des pratiques, au travers de différents contextes, des structures et des cadres voués depuis des décennies à la création et à l’émergence artistique contemporaine. Cette démarche artistique se refonde, s’interroge et se renouvelle sans cesse,  dans une dynamique transculturelle et transgénérationnelle. Aujourd’hui je la mets à l’ouvrage ici à Montpellier.

Vers le milieu des années 90, j'appelais cette manière de travailler un laboratoire itinérant. Je la mets en partage et cela me déplace, au travers d’un paysage, d'une cartographie qui embrasse différents continents du monde. Je suis toujours en mouvement, en voyage, en transfert. Je m’éprouve dans un état d’ouverture et de disponibilité. Telle une ample respiration, il s’agit de devenir media, catalyseur et émetteur à la fois. Se mettre à l’épreuve, d'ouvrir des champs de possibles à propos du corps, de la présence, de ses interactions et de l’acte créateur. Je me permets dire : je suis un entre. Je prends cela très sérieusement avec humour.

 

Smaranda Olcèse : Évoquons ensemble certaines spécificité du laboratoire que vous avez démarré à Montpellier.

 

Germana Civera : L'atelier mené à l'université Paul Valéry m'a d'abord permis de reprendre contact avec les réalités de Montpellier, de me rapprocher des rythmes de la vie étudiante. La rencontre avec Alix de Morant a été cruciale, c'est elle qui a rendue possible la mise en place de ces séances. 

Inscrit au sein de l'université, en collaboration avec le Théâtre La Vignette - théâtre au coeur du campus et ouvert aux pratiques artistiques des étudiants -, l'atelier Corps en Mouvement réunit trois départements de recherche et enseignement : écritures chorégraphiques, sciences cognitives et sciences politiques. Ses séances s'opèrent sur un mode horizontal et s'adressent à des étudiants, des artistes professionnels, des artistes en devenir, des enseignants et des citoyens qui souhaitent se rendre à une expérience sensible.

J'insiste sur l'intitulé Corps en mouvement car il s’agit de s'émouvoir autrement, d’interroger et de mettre en jeu sa propre présence, sa propre perception. Se mettre à l’épreuve. Seul/ e et collectivement.

Faire avec ses doutes, une manière d'aiguiser sa propre vision du monde et sa présence aux autres, tout cela a pour moi trait à la danse, au mouvement, à la vie. Tout est relié : je vis, je me pratique et, par conséquence, je pense de manière modale. Prendre conscience de la question de l’ordre du corps et de comment nous pouvons être « dressés », « abrutis » « hypnotisées » par le système de ce monde dual. Tout cela me travaille, me propulse, me fait chuter, découvrir la gravité, recommencer.

Mes mots clés sont l’observation, l’écoute de soi, la confiance, l'imagination, la créativité, la curiosité, l’expérimentation, pour désarmer les yeux. Mon corps et ses multiples danses, ainsi que mon exigence artistique m'amènent à être en état de veille, à l’écoute, respecter un élan, celui des émotions et des intuitions.

 

Smaranda Olcèse : Essayons de définir ce moment particulier dans votre parcours chorégraphique où vient s'inscrire l'atelier Corps en Mouvement.

 

Germana Civera : Je pourrais parler de cet atelier en tant qu'une ponctuation dans mon parcours, mais également en tant que l’incorporation de l’un de mes plus précieux rêves. En novembre dernier je rentrais à Sète, après quatre ans de travail aux États Unis, autour de l'implantation et le développement du projet Human Landscapes, rencontre et collaboration avec la compagnie Corps Dance d'Atlanta. J'arrivais au terme d'une boucle d'allers - retours entre les deux continents, car parallèlement je poursuivais, à Sète, un atelier de création à propos de l’adolescence, Musique rapide lente, ayant pris la forme d'une écriture, d'un dispositif pour un plateau. J'étais artiste en résidence au Centre Régional d’Art Contemporain de Sète et j'avais mis en place tout un écosystème de partenaires à différentes échelles : une MJC et le Crac Sète, ICI-CCN de Montpellier, le Théâtre de Nîmes et le Périscope, toujours à Nîmes.

 

Smaranda Olcèse : Revenons un instant à ce projet que vous avez mené aux États Unis. De quelle manière l'expérience Human Landscapes entre-t-elle en résonance avec les recherches engagées dans le cadre de l'atelier de l'université Paul Valéry ?

 

Germana Civera : Il s’agit d'une même pratique : ouvrir un terrain, un champ d’action et de réflexion à l’intérieur d’un paradigme. Construire - déconstruire la perception. Interroger ses hiérarchies. A partir de cela, dans un premier temps de manière intuitive, par tâtonnements, dans l’acte de désapprendre, se révèlent et s’incorporent des questions, un corpus de matières, un panel des outils et des modes opératoires.

Human Landscapes activait la transmission et l'incorporation de cette pratique avec des danseurs professionnels de "haut niveau" - j'entends par cela : des êtres disponibles, sans frontières mentales. Quant aux premiers résultats de l'atelier mené à l'université Paul Valéry, ils sont spectaculaires ! Cela vient confirmer la justesse de l'endroit où je travaille en ce moment.

 

Smaranda Olcèse : Ces deux expériences peuvent-elles être également considérées par le prisme de la distinction amateurs - professionnels ?

 

Germana Civera : Cette démarche de travail révèle, avant tout, l’importance d’une disponibilité intérieure, mentale. Cela va au dé-là des « compétences techniques ». Je n'aime pas parler de niveaux. Je trouve les termes participantes et participants, actantes et actants, celles et ceux  qui changent l'action, beaucoup plus justes. Il y a de personnes qui sont plus expérimentées que d'autres. Pourtant les barrières ou frontières sont essentiellement d’ordre mental.

Que ça soit aux États Unis, à Montpellier ou ailleurs dans le monde, mes propositions, ainsi que tout ce qui peut émerger de ces  divers contextes, sont chaque fois différentes. Je suis dans un travail très exigent qui permet multiples matérialisations du corps. C'est un parcours, une épreuve, une traversée. Avec une compagnie professionnelle, je commence par déstabiliser les acquis, désapprendre, sortir les performeurs de leur zone de confort. Je tente de déconstruire, j'essaie d'accompagner un travail consistant à enlever tous ces formatages non conscients. Parfois je peux choisir comme axe de travail justement un focus sur toutes les empreintes inscrites dans le corps. Lors de cette première année de laboratoire à l'université Paul Valéry, nous n'avons fait que nous approcher, prendre contact. 

 

Smaranda Olcèse : Comment pourriez-vous décrire les participants à l'atelier Corps en Mouvement ? Quelles impressions ont guidé vos choix et l'orientation à privilégier dans la pratique, suite à votre première rencontre ?       

 

Germana Civera : J'ai rencontré de personnes ouvertes, disponibles, avec leur système de perception en état réception, en fréquence réceptive. Nous avons très vite réussi à nous syntoniser, à nous accorder. Il y avait beaucoup de jeunes personnes. Dès la première rencontre, nous avons posé le paradigme, ainsi que des mots clés : la confiance, le non-jugement, l'observation, la contemplation, la fouille, la notation, l’auto-observation. Tout cela a profondément transformé dès le départ la relation binaire qui a tendance à s'instaurer face à un professeur ou un artiste.

Nous n'avons que très rarement travaillé par mimesis.

Je me pratique en soustraction : j'essaie d'en faire le moins possible tout en agissant dans la situation, pour aiguiser la perception de l'instant. Mon défi en tant que porteuse du groupe est d'activer cette capacité d'être entre et permettre les circulations, les interactions.

 

Smaranda Olcèse : Quels étaient les enjeux de cette première année de laboratoire. Entre l'exploration physique et sensorielle et le développement des outils pour mener à bien leurs propres créations, à quel endroit se situaient les attentes des participantes et des participants à l'atelier Corps en Mouvement ?

 

Germana Civera : Pour moi l'enjeu fondamental était que l'expérience puisse avoir lieu : une expérience du corps, des expériences de la perception, une expérience de l'autre.

Alix de Morant, l'initiatrice du projet, m'a fait une confiance totale. J'ai toujours parlé d'un terrain expérimental : transmission, expérimentation, mise en partage. Dans le monde binaire, on parlerait de pédagogie. 

Quant aux participants, je reviens sur l'importance de la disponibilité mentale : laisser tomber ses barrières, écouter son intelligence cellulaire, neurophysiologique.

Les erreurs et les contraintes sont nécessaires au geste d'incorporation.

 

Smaranda Olcèse : Parcours d'ensemble ou série de rendez-vous singuliers ? De quelle manière avez-vous imaginé cet atelier?

 

Germana Civera : En arrivant à l'atelier pour une séance de travail, je me connecte à l'espace et à la réalité de celles et ceux en présence. Je tente de créer un non-temps. L'espace même et les personnes, ainsi que l'immédiateté du moment, m'indiquent quelle carte je vais mettre en jeu. Il n'y a pas de succession immuable.

Je mobilise différents outils en fonction de situation, tout en m'appuyant sur les fondamentaux de la danse. Ainsi la question des espaces et des pouvoirs physiques en jeu, les tracées, l'espace tridimensionnel ou complètement fragmenté... Je mets à l'épreuve ma capacité à me situer dans le présent immédiat. Il m'est arrivé de changer d'avis dans le studio de danse, alors que j'avais prévu de proposer un axe de travail bien spécifique.

Se tenir à l'écoute. Il s'agit pour moi d'être en périphérie. Concevoir l'espace de manière circulaire, embrasser. Être au plus près - pas trop dedans, pas trop dehors, juste au plus près. Je m'accorde la liberté d'accompagner les participants dans leur désir d'explorer.

Je suis inlassablement dans la présence et dans l’action de se vivre et de se pratiquer dans le paradigme du monde quantique.

Ma méthodologie de travail mobilise des cadrages, des focus, ce que je nomme des essences - l'état d'esprit dans lequel on engage la pratique -, le tout dans une approche modale qui multiplie les points de vue et les accès.

"Aujourd'hui nous sommes des archéologues et je vous invite à explorer, à travers ce focus, le crane. " Ce pourrait être une manière de lancer une séance. Je parle alors des fouilles, de la construction, sachant qu'elle présuppose des fondations. Je donne des bases de travail physique, corporel, dans une perspective d'anatomie biodynamique.

"Aujourd'hui nous sommes aussi des philosophes." Ce pourrait être une autre manière d'orienter le travail. Scientifiques, poétes ... Ce sont juste quelques exemples d'éclairages spécifiques que je peux donner à nos séances de laboratoire. Parfois nous travaillons par micro-partitions et des modules ou des tableaux.

Je suis passionnée et hantée avec conscience par l'idée et la pratique d'un art chorégraphique qui puisse rendre compte de toute la richesse de chaque instant. En espagnol on dirait Arte en vivo. Je suis toujours émerveillée par la manière dont tout notre système neurophysiologique résonne à ces propositions, en fonction des injonctions, des verbes d'action.

Il y va en effet de tout un assemblage de paramètres techniques que je parviens à infuser dans la pratique de l'atelier, en tout simplicité et fluidité. Le silence est évidemment un point de départ. Les mots apparaissent, impactent les corps et ouvrent l'espace des possibles.

La méthodologie et les outils ont leur importance, mais encore une fois, il s'agit avant tout d'être entre. Trouver cette qualité de présence, d’attention, de disponibilité pour permettre l'articulation, pour que le travail s'incorpore.

 

Smaranda Olcèse : Comment avez-vous travaillé chaque séance en termes d'énergie de groupe?

 

Germana Civera : L'énergie était bien sur très variable d'une séance à l'autre. Je dirais très colorée, de densités différentes. Parfois j'avais envie de travailler l'envol, une main, un pas vers l'autre, une respiration tout près, le contact. J'aime partager mes outils avec des personnes qui sont dans un état de disponibilité mentale, prêtes à aller chercher leurs limites, essayer de les franchir, les traverser. Tout le travail d’expérimentation sur la force centrifuge a produit des moments fabuleux. Les questions de la marche, de la course, de la propulsion, du choc, de la chute - pour rester dans les fondamentaux de la danse - nous les avons mises à l'épreuve de ce groupe.

 

Smaranda Olcèse : Dites nous un peu plus sur les pouvoirs de la force centrifuge, que vous avez activée lors de différentes séances de l'atelier.

 

Germana Civera : Je pourrais tout aussi bien parler d'une spirale neuronale, matrice du système neuro-émotionnel inscrite dans le corps, au niveau cellulaire, mais également dans le ciel, au niveau cosmique. Il s'agit de mettre en circulation, de mettre en jeu ces forces - en les activant, chaque personne lâche ses résistances, ses stéréotypes, ses propres configurations réglant le mouvement. 

 

Smaranda Olcèse : J'ai pu assister à une séance en décembre 2018, seulement quelques semaines après le démarrage de l'atelier et j'ai observé comment certains éléments de vocabulaire étaient déjà en place. Je suis revenue à la dernière séance de l'atelier en avril 2019 et j'ai été surprise de voir à quel point les participants faisaient groupe. J'ai été saisie par la qualité de l'écoute et la manière de s'harmoniser, sans pour autant renoncer à leurs spécificités. Comment pourrions-nous analyser cette progression ?

 

Germana Civera : J'étais heureuse de faire ce même constat lors de chacune de séances. Pourtant je pratique depuis longtemps la constitution des groupes. Ici, dans l'atelier Corps en Mouvement, il s’est produit autre chose, que j'appelle l'instantanéité. Penser ensemble. Ce que vous décrivez s'est produit tout de suite, à chaque rencontre et à chaque fois différemment. Même pour moi c'était spectaculaire de constater comment les participants étaient parvenus à atteindre cet état de présence et de groupe compact, de pleine concertation. Quel cadeau ! Il y a eu une belle conjonction. Je peux témoigner de certaines grandes fidélités, mais les présences étaient plus ou moins aléatoires. C'est la pratique et la disponibilité des participants qui ont génère, le temps de l'atelier, ce groupe. C'est le travail même. Observer, créer un espace et des conditions pour que le groupe puisse prendre. Ne pas chercher à plaire. Ne surtout pas avoir un objectif d’aboutissement. Tout cela compte fondamentalement. Corps en Mouvement a été une expérience très forte ! Les mots pour l'expliciter viendront plus tard.

 

Smaranda Olcèse : Sans trop insister sur cette idée de progression, j'ai pu néanmoins observer au fil des séances la générosité avec laquelle vous avez transmis des outils aux participants et la manière dont un langage commun et un certain type d'écoute s'est mis en place.

 

Germana Civera : Je travaille par soustraction, mais quand je décide d’apparaître, j'explore des questions bien précises que je me pose en tant que créatrice. Lors de certaines séances, j'ai décidé d'apporter une orientation plus explicite, ajouter une nouvelle palette qui puisse créer d'autres possibles, ouvrir d'autres champs sensibles.

Je travaille à la même échelle, en horizontalité, tout en étant la porteuse du travail, je suis sa première spectatrice et je m'exerce en tant que chercheuse artiste.

Pour revenir aux contingences de l'atelier : nous avions trois heures par semaine. L’ambiance d’un vendredi soir où la plupart des personnes sont fatiguées, chargées de leur semaine, y compte pour beaucoup. Un lâcher prise intérieur permet l’ouverture de l’espace en soi. La première heure, par exemple, je pouvais travailler le squelette et, pour ce faire, proposer des jeux. Ce mot, le jeu, m'est précieux. Je reviens à la question de l'état d'esprit : une perspective ludique permet d'enlever des jugements, des a priori, et s'autoriser des actions. Dans un deuxième temps, je pouvais orienter le travail vers le cerveau reptilien et activer ainsi des états phylogénétiques traversés par chaque enfant en très bas âge. Il s'agissait ainsi de permettre au système cellulaire de chaque participante et de chaque participant d'accéder à sa mémoire, à ses contenus profondément enfouis.

 

Smaranda Olcèse : De quelle manière la référence au monde cellulaire informe-t-elle vos pratiques ?

 

Germana Civera : Le monde cellulaire de chaque personne possède tout son héritage, une mémoire que mon travail se propose de rendre consciente. Cette première année de l'atelier Corps en Mouvement n'a fait que frôler la question, c'était juste une approche. J'ai l'impression qu'avec chaque génération, cette intelligence du monde cellulaire s'améliore, en termes de processus de transmutation des problématiques généalogiques. On hérite, on détecte, on prend conscience de cet héritage, on tente de le transcender. Cette approche s'inscrit dans un paradigme non binaire, circulaire, fait de résonances, nourri par la physique quantique. 

Le non-conscient, cette instance neutre où tout devient possible, est le terrain le plus puissant que nous avons à l'intérieur. C'est ce qui nous soutient, en fonction des ressources qu'il absorbe. Dans un premier temps, j'ai commencé à appliquer ce système de pensée circulaire dans mon travail, de manière non-consciente. En tant qu'enfants, nous absorbons énormément. Dans ma famille, nous nous vivions de manière quantique, holistique, alors que l'extérieur, l'Espagne de la dictature de Franco était régie par une logique binaire. Tout au long de mon parcours, dans les moments durs, ce qui remonte à la surface, provient de la souche de ce que j'ai vécu dans ma famille. Comment se faire copine de la peur ? Comment trouver un moment de propulsion dans le doute ou dans le stress ? Un acte de création présuppose justement d'aller vers l'inconnu, avancer dans un monde de l'incertitude, par tâtonnements ou à l'aveugle. Comment me livrer à l'expérience de l'inconnu ?

 

Smaranda Olcèse : Allons un peu plus en profondeur de la pratique et des expériences proposées lors de l'atelier Corps en Mouvement à l'université Paul Valéry.

 

Germana Civera : L'atelier est une question de méthodologie, de corpus de matières que j'active,  mais surtout une mise en jeu et une occasion de renouvellement. Il m'est très précieux d'être à l'affut de tout ce qui peut émerger de la rencontre avec les personnes qui y participent.

Lors d'une séance, par exemple, nous avons tenté une fouille respiratoire et sonore sur les cavités de la boite crânienne et il se trouve que ce type d'exploration débouche sur le cerveau reptilien. Il s'agit d'une trame, tout est lié et répond aux injonctions du temps réel, à ma perception du moment. Plein de facteurs entrent en jeu dans cette interprétation. Les séances de l'atelier ont débuté en hiver, alors que je rentrais des États Unis, dans un état patent de fatigue et de manque de force vitale : une fois de plus, j'ai pu ainsi constater comment l'énergie se renouvelle. Cet état particulier m'a permis d'explorer d'autres manières de faire.

Il s'agit de toujours permettre, accueillir ce qu'il nous arrive. Nettoyer son mental, créer du vide, un creux en soi pour résonner. Je reviens sur la richesse de cet état, être au plus près. Je pourrais définir ainsi ma tâche : être entre. Comment transmettre sans coloniser ? Comment permettre que l'autre déploie sa créativité ? C'est un travail sans fin.

 

Smaranda Olcèse : De quelle manière une perspective biodynamique informe-t-elle vos pratiques ?

 

Germana Civera : Il s'agit d'imaginer le corps humain, non pas à partir de ses parties distinctes, mais en tant qu'articulation de ces parties. Pour prendre l'exemple du genou : en langue française, j'y entends le je et le nous, alors que la langue espagnole met l'accent sur l'aspect rond, le roulement. 

Les flux, les articulations, mais aussi les fascias. Chaque personne prend ce qui correspond mieux à son monde cellulaire, cela se fait par résonance.

 

Smaranda Olcèse : Des techniques proches de différents types de yoga, l'exploration faciale, le travail de la respiration, ou encore de la voix - toutes ces pratiques sont liées et se reconfigurent en fonction des situations vécues au sein de l'atelier.

 

Germana Civera : Il s'agit avant tout de désapprendre, de déconstruire. Je n'applique pas une technique spécifique, mais j'essaie de toucher les sens, d'inviter les participants à se mettre en état d'exploration. Et je reviens sur l'importance de l'état d'esprit dans lequel on pratique à tel moment. Par exemple, se rendre attentif à la manière dont l'air qui pénètre par les narines, résonne et circule dans toutes les cavités. L'air passe également par la gorge, ce canal qui abrite les cordes vocales. Il y a toujours une vibration latente, le son peut donc apparaitre. En conjonction avec le mental qui est actif, des mots ou encore de la musique peuvent surgir.

Les participantes et participants à l'atelier sont partie prenante de la boite d'outils que je mobilise. Du moment où ils sont dans un état de réceptivité, une véritable entente se met en place. Il s'agit d'une captation, de l'ordre de la télépathie. Les outils se trouvent chez l'autre. C'est une intelligence que j'active par des mots clés, grâce à une intime observation du moment. La manière dont l'autre s'immerge dans l'exercice révélera ce que je sais par avance. Il y va d'une résonance. C'est l'autre qui fait le travail, je ne suis qu'une facilitatrice. J'œuvre pour créer la possibilité de ces espaces de révélation, d'apparition, d'expression des potentialités des autres.

Je viens de mentionner les mots clés, mais il y a aussi les silences. Dans les silences il y a beaucoup de vibrations. C'est au moment même où nous réussissons à créer un vide, que l'espace apparait véritablement. L'intérêt de ces ateliers est au delà des mots, à ce que ça traverse les corps.   

 

Smaranda Olcèse : Votre pratique de la voix jalonne différents moments de votre parcours chorégraphique.

 

Germana Civera : J'ai traversé effectivement plusieurs étapes dans mon approche du travail de la voix. Enfant plutôt mutique, j'ai commencé à m'exprimer par le corps. A la maison, nous chantions beaucoup pour le plaisir, à l'école j'aimais lire à voix haute. En France, le fait de ne pas maitriser la langue m'a poussé à m'exprimer et à tenter de nommer ce que je n'arrivais pas à dire par le corps. J'ai ensuite attaqué la voix, la parole et le chant. Ce corps qui pouvait apparaitre dans la disparition, était le corps de la voix. Cette exploration approfondie de la boite crânienne conduit à prendre conscience de la manière dont sonorités prennent corps. Plus on s'y livre, plus on ouvre le monde sonore de chaque personne, qu'il s'agisse d'un monde animal, des éléments naturels ou d'un monde d'avant le langage.

 

Smaranda Olcèse : Attardons nous un instant sur ce profond travail d'exploration du visage, que vous menez, depuis des années, dans une logique de déhiérarchisassions du corps. Les participants à l'atelier ont pu bénéficier de certaines de vos expériences.

 

Germana Civera : Le travail du visage, que j'ai exploré avec Laurent Goldring, s'inscrivait dans une démarche de dissociation : commissure des lèvres, regard, manières d'accueillir la lumière, façons de se mettre en clair-obscur. Lors de l'atelier à l'université Paul Valéry, nous sommes restés aux tâtonnements ludiques : comment palper le squelette, les cavités ? Il s'agissait d'une découverte de son visage sans se voir, avant d'entamer une véritable différenciation de ses parties.

Le visage c'est l'inconnu, l'autre, en tant que reflet de soi même, la source d'énigme. Mon approche ne vise pas l'expressivité du visage, mais porte sur la révélation des multitudes, sur les multiples humanités que nous portons, sur les nourrissons et les vieillards que nous sommes. Sur la mort, également, sur la folie. C'est un travail d'abstraction, de mise en mouvement, dans une perspective biodynamique. Je me suis attaquée au visage, comme l'on pourrait s'attaquer à n'importe quelle partie du corps dans une danse abstraite.

    

Smaranda Olcèse : De quelle manière votre intérêt pour les neurosciences nourrit-il vos pratiques ?

 

Germana Civera : Danse et neurosciences, tout est relié. Qu'est ce qu'un processus cognitif de création ? Quelle est la place des émotions dans ce travail ? J'avais remarqué qu'avant d'entamer une création, j'étais toujours traversée, comme sous l'emprise d'une émotion, toujours en respiration avec le monde extérieur. Nous ne sommes pas imperméables. Pourtant je dois rappeler qu'il y a encore quelques années, dans le paysage chorégraphique français, les émotions constituaient un véritable tabou. J'ai eu la chance de rencontrer la pensée d'Antonio Damasio, déployée notamment dans son ouvrage L'Erreur de Descartes, ainsi que le travail sur la bio-neuro-émotion du chercheur espagnol Enric Corbera. Ces recherches m'aident à corroborer, à comprendre ce que je suis en train de vivre, en termes de combustion ou encore de jaillissement. 

Lors de cet atelier, je me suis cantonnée à observer les processus activés par les personnes participantes, mais nous n'avons pas directement abordé cette thématique. C'était trop tôt.

 

Smaranda Olcèse : Quelle est la visée de cette articulation entre les expériences sensorielles, spatiales, somatiques et l'écriture, initiée dans le cadre de l'atelier Corps en Mouvement ?

 

Germana Civera : C'est encore un jeu d'enfant. Il est toujours délicat de nommer, de mettre en exposition et en partage ses ressentis. Il y va d'une poésie sur le point d'apparaitre. Cela mériterait de réfléchir d'avantage à un dispositif d'amplification réciproque. Pour l'instant, il s'agit plutôt d'une petite banque de données.

 

Smaranda Olcèse : Artiste, créatrice, porteuse de projet, chercheuse, spectatrice, meneuse de groupe. Vous investissez tous ces champs d'action à différents niveaux lors de chaque séance de travail.

 

Germana Civera : Je suis tout cela à la fois. Et tout cela fait corps. Je me vis de manière modale. Je suis un assemblage. C'est une agilité qui s'acquiert par la pratique. Je module cela en fonction de l'instant présent. Pour ne pas tomber dans le piège des enjeux de la représentation, et pour respecter tout ce qui est en train d'arriver. Mener du bout des doigts les recherches de groupe, les porter, les nourrir, sans pour autant trahir son propre élan artistique, sans s'appuyer exclusivement sur des acquis. Prendre soin à ne jamais figer le mouvement. Cela s'apparente à une écriture à part entière. L'oeuvre est toujours en train de se faire, à chaque instant. Les décisions se prennent ici et maintenant. L'enjeu est là tout le temps !

 

Sète et Montpellier, avril - juillet - septembre 2019

Les deux autres volets de ce très généreux échange publié sous forme de triptyque seront bientôt disponibles ICI.



Publié le 22/10/2019