Boris Charmatz / manger

Âpre, éprouvante, obstinée, la nouvelle création de Boris Charmatz met à mal les rouages et autres conventions spectaculaires. Il peut certes y avoir des délices, tout un art exquis de la table, mais le chorégraphe s’intéresse au côté machinal, répété jusqu’à l’épuisement : humecter, lécher, mordre, déchiqueter, mâcher, avaler, encore et encore, sans trêve. De Beethoven à Sexy Sushi, des Kills à Morton Feldman, en passant par Animal Collective ou György Ligeti, un souffle se lève, embrasse à la fois, dans sa terrible amplitude, chants liturgiques et liesse des émotions primaires, emporte magistralement la pièce.

Le pain azyme – la feuille blanche

La salle demeure éclairée alors que les danseurs arrivent sur le plateau, des feuilles dans les mains. A chacun sa partition, son lot, son fait. On pourrait imaginer des manuscrits ou des dossiers, des notes intimes ou des épreuves. Ce sont des feuilles blanches avant tout, chargées de potentialités et de promesses, supports de possibles, d’une consistance bien particulière. Un premier danseur approche lentement l’une de ces feuilles de son visage, de ses yeux, pourrait-on croire dans un premier temps. Mais c’est autour de la bouche que se focalise cette nouvelle création de Boris Charmatz. La bouche qui absorbe, engloutit, assimile. La bouche qui communie également. Un autre danseur déchire soigneusement sa feuille, avant d’en avaler les lambeaux. Chacun trouve sa manière.

Le rapprochement écriture – nourriture est très présent dans cette lente introduction et il n’est pas anodin d’utiliser cette expression, tant des bribes de matières corporelles de cet ancien travail, Herse (1997), vont se retrouver plus tard – agglutinements charnières – au creux de manger. La feuille azyme – le pain sans levain de la fête de Pessah qui commémore la sortie d’Egypte du peuple élu – pourrait nous renvoyer du côté des religions du livre et des prophètes. L’hostie, ce corps christique dans le catholicisme. Ces références sont englouties dans la matérialité primaire de la pièce. Un murmure qui enfle, un chant qui se lève, en dépit de la tache mécanique qui occupe les bouches. Les harmonies polyphoniques se délitent rapidement. Un premier danseur bute, étouffe. Des spasmes œsophagiens se propagent dans tout le corps.

Le stade oral

Le mécanisme se braque, est sur le point de régurgiter, tousse. Des gémissements, des borborygmes, des sons désarticulés montent du plateau. Etirer ses cheveux vers la bouche, suçoter ses orteils, léchouiller bras et genoux – une première rupture dans le régime de la représentation. Les danseurs plongent. Il y va d’une régression à l’état de l’enfant qui ramène tout à sa bouche : le stade oral. Des torsions invraisemblables, des postures raides et étranges, des mouvements répétitifs comme pour éprouver le jeu que permettent l’emboitement et l’articulation des différentes parties du corps. Les danseurs s’adonnent à une exploration compulsive des limites.

Christophe Tarkos – la pâte-mots

L’unisson se précise cette fois-ci autour de la ritournelle furieusement détraquée de Sexy Sushi, Je t’obéis. Les danseurs évoluent désormais au sol, dans un système cartésien aux coordonnées définitivement brouillées. Le subreptice basculement des perspectives parachève ce paysage désolant de fin de fête, de déliquescence, d’oubli de soi. Ils ont ployé sous leur propre poids, amas de matière secoués par des reflexes végétatifs. Marlène Saldana mène, de sa voix, les autres interprètes qui reprennent solennellement, religieusement. La poésie de Christophe Tarkos s’impose comme un constat amer, implacable. Un rythme poussif gonfle, entrainant dans son sillage des halètements d’arène, des cris de foule en ébullition, avant qu’un apaisement aussi soudain ne le réduise à des couinements plaintifs, à des sons inavouables des boyaux. Des mains se serrent autour de la gorge, du torse, plongent entre les jambes. Machines masticatoires, les danseurs s’emparent de pans entiers du réel. Culture populaire et culture savante passent par le filtre de leur voix. La matière chantée, criée, éructée, crachée, quelque peu à la manière de Tarkos, adepte de la rumination verbale minimaliste, déborde dans la salle, ahurissants volumes impondérables qui n’ont de cesse de reconfigurer les contours poreux d’une inouïe sculpture sonore.

Nécessaires chemins de traverse : danse – performance

Du Musée de la danse à Rennes au MoMA de New York, où sa pièce Levée des conflits (2010) était montrée l’an dernier en tant qu’installation chorégraphique et sculpturale, Boris Charmatz continue d’affiner sa réflexion sur les différents régimes de présence des œuvres. manger louvoie aux confins de la visibilité, heurte méthodiquement toute attente spectaculaire. Le chorégraphe s’empare d’une action souvent plébiscitée dans le champ performatif lié aux arts visuels, pour la déplacer sur un plateau de théâtre. Il cherche de nouvelles voies de partage de l’expérience, poursuit des chemins de traverse entre la performance et la danse, nous invite à faire le vide, à nous remettre en question, pour mieux nous saisir de cet espace-temps privilégié, pour nous nourrir pleinement des matières mises en partage, pour nourrir également, ensemble, la pensée sur les nouvelles formes d’action à inventer.

Avant de s’en aller, les danseurs ramassent soigneusement les moindres miettes sur le plateau, peut-être une manière d’attirer notre attention vers les derniers éclats de beauté et d’être ensemble qu’il nous reste, éparpillés, menus, précieux, fragiles. L’heure est grave !

Au moment où plusieurs centres d’art contemporain et lieux de création – Le CAC de Brétigny, Les Eglises à Chelles, Le Panacée à Grenoble, Le Forum du Blanc-Mesnil, et cette liste risque malheureusement de s’allonger – sont voués à disparaître, mis à mal par les pouvoirs décisionnaires, au moment où la frilosité et, pire encore, l’autocensure sont de mise, au moment où l’on se replie vers des formules validées, lisses, accessibles « au plus grand nombre », il est réjouissant de voir que l’expérimentation, ardue, parfois déroutante, jubilatoire en dépit ou grâce à ses aléas, est encore possible.

 

manger joue au Théâtre de la Ville, dans le cadre du Festival d’automne du 29 novembre au 3 décembre 2014.


Crédits photos : Ursula Kaufmann

Publié le 01/12/2014