La voix brisée de Jean-Louis Chrétien

Celles et ceux qui ont eu la chance inestimable d’assister aux cours de Jean-Louis Chrétien le savent, ce qui faisait le prix de son enseignement, c’est qu’il pouvait, d’une certaine manière, se vérifier au lieu même où il se formulait. Tout ce que le philosophe aura exprimé, dans cette immense phénoménologie de la parole qu’il n’aura cessé de développer et de relancer au fil des œuvres, avec une rigueur aussi discrète que considérable, se laissait entrevoir dans sa manière d'être là. La voix nue, le tremblement, l’inquiétude et la joie spacieuse, autant de dimensions de sa pensée qui pouvaient se lire in situ, et trouvaient un enracinement dans le concret d’une présence qui avait à cœur de pouvoir réellement appartenir, non seulement à son auditoire, mais aussi à ce qu’il lui offrait.

Jean-Louis  Chrétien  forçait le respect et l’admiration, non seulement par l’ampleur et la profondeur de sa pensée, mais aussi par la manière qu’il avait de la partager et d’inviter ceux qui l’écoutaient à y prendre place. Pour ce très grand lecteur de Kierkegaard, il ne faisait nul doute que le comment de la réflexion décide pleinement de son quoi. Ceci se traduisait également dans le style de son enseignement, où l’humour et la plaisanterie avaient une fonction heuristique évidente et particulièrement efficace.  

L’hospitalité de sa démarche philosophique à l’endroit de l’histoire de la philosophie, de la théologie et de la littérature a été soulignée à maintes reprises et à juste titre. Elle a un pendant et un ressort qui ne sont pas moins remarquables, qui sont l’hospitalité offerte à la singularité de son auditeur ou de son lecteur, qui peut et doit faire siennes les références nombreuses – et vertigineuses par l’amplitude historique qu’elles dessinent – qui habitent ses livres, dès-lors qu’il comprend que c’est de lui qu’elles parlent finalement. L’érudition de Jean-Louis Chrétien, dont chacun pouvait apprécier l’étendue, dans ses cours comme dans ses livres, n’était pas affaire de spécialiste, mais bien un acte d’enseignement.

Pour cet heideggerien pratiquant, comme il lui est arrivé de se désigner lui-même avec une douce ironie, la pensée est à la fois grave et joyeuse. Elle est le lieu d’une exigence dont il est pour tout dire impossible de s’excepter. Cette pensée, qui s’est offerte en partage avec générosité, à travers une trentaine d’ouvrages, est traversée de part en part par un même souci fondamental, qui est de comprendre comment la parole nous donne la capacité, mais aussi la charge, en parlant et en écrivant, de nous recevoir les uns les autres, de nous introduire dans une arche invisible dont l’histoire a commencé avant nous et nous porte au-delà de nous-même, de participer à l’édification d’une cathédrale de souffles dans laquelle le moindre tremblement à sa place et sa nécessité et qui a besoin d’une pierre qui soit vraiment la nôtre pour ne pas s’effondrer.

Ce 28 juin 2019, la philosophie a vu s’éteindre sa voix la plus singulière et la plus généreuse. Sa voix la plus ample aussi. Pour l’écrivain qui a su nous rendre attentif à l’humanité des larmes, la philosophie a aussi une dimension de consolation. Comme la poésie, la théologie ou la mystique, avec lesquelles, dans les écrits de Jean-Louis Chrétien, elle ne cesse de dialoguer, cette discipline nous engage intégralement, dans toutes les dimensions de notre existence. C’est pourquoi elle peut et doit aussi être source d’espérance. L’une de ses tâches les plus hautes et les plus décisives, à laquelle Jean-Louis Chrétien ne s’est jamais dérobé, est de nous rappeler au miracle d’exister, de réveiller en nous la joie d’être tourné vers l’inconnu, de nous assurer que la rencontre la plus simple, comme celle qui peut se jouer entre le maître et son élève, peut changer le cours de notre vie – et par son imprévisibilité même, nous adresser sans réserve à l’inoubliable et à l’inespéré.

Dans un monde dont la violence s’accuse chaque jour davantage, où les nuits sont toujours plus sombres et où nous devons pourtant continuer de progresser, c’est notre guide le plus sûr que nous voyons disparaître au loin.


| Auteur : Rodolphe Olcèse

Publié le 01/07/2019