Résidence Le Fil Rouge : Entretien avec Anabelle Fouache

Le Fil Rouge, présidée par Lou Grenier, est une association de promotion des arts visuels qui inaugure cet été sa première résidence d’artiste à Pérols, en région Occitanie. Face à une offre très pauvre de résidences dans la région, Le Fil Rouge offre la possibilité à un(e) artiste de bénéficier d’un temps de travail privilégié tout en participant de près à la production et à l’émergence d’une ou de plusieurs œuvres. Cette année, c’est la plasticienne Anabelle Fouache que Le Fil Rouge accueille durant tout le mois d'août. Le vernissage de son travail aura lieu sur le site de la résidence, à Pérols, le 1er septembre 2017. A l'approche de cet événement et pour mieux connaître son travail, nous avons souhaité laisser la parole à Anabelle Fouache dans un entretien mené par Lou Grenier. 

Anabelle Fouache est née en Haute Normandie en 1988. Après une année de MANAA et deux ans d'étude à l’École des Beaux-arts de Rouen, elle poursuivit sa troisième année à l’École des Beaux-arts de Nîmes. Diplômée du DNSEP en 2013, elle enchaîne plusieurs expositions collectives et personnelles. Son travail de médiatrice culturelle dans différentes institutions aiguisent son sens de la scénographie et sa réflexion sur la place du spectateur. En 2014, elle part suivre une formation en photographie de mode dans le studio parisien Côté STUDIO/STUDIO PHOTO et décide d'approfondir les possibilités de ce médium en le poussant aux limites de l'abstraction.

Lou Grenier est née en 1993 à Montpellier. Après avoir suivi des études en Histoire de l'Art à Montpellier et à Édimbourg, elle se spécialise en art contemporain et en direction artistique de projets culturels. En 2017, elle fonde l'association Le Fil Rouge dont le but est de soutenir la scène artistique, avec comme figure de proue une première édition de résidence d'artiste se déroulant au mois d'août 2017.

Lou Grenier

Anabelle, tu es aujourd’hui à Pérols en tant que lauréate de la première résidence d’artiste organisée par l’association Le Fil Rouge. C’est également une première expérience de résidence pour toi en tant que plasticienne. Peux-tu nous détailler les axes de recherche que tu abordes depuis déjà quinze jours de travail in situ ?

Anabelle Fouache

Je suis venue dans cette résidence d'artiste avec des matières et envies différentes à exploiter, principalement pour expérimenter davantage l’origine des techniques photographiques comme le Cyanotype, le Van Dyke ou la gomme bichromatée. Au préalable, j’ai déjà réalisé plusieurs essais de Cyanotype, dont une série intitulée Blue Note. Actuellement, je développe un travail tourné vers Albert Camus, en particulier sa prose autour du soleil, qui traverse l'intégralité de son œuvre littéraire. Il y a quelques années j'ai fait un travail en résonance à son ouvrage La Peste. La lumière si intense offerte par le cadre de la résidence à Pérols, combinée aux émulsions photosensibles avec lesquelles je travaille, me fait revenir à cette thématique.

LG

La particularité de cette résidence est justement qu’elle se tient dans le quartier des Cabanes de Pérols, un environnement atypique et préservé marqué par la tradition de la pêche. Tu as dû faire des expériences et des découvertes enrichissantes. Est-ce que cela t'apporte de nouvelles perspectives ?

AF

Complètement ! Je souhaite produire un travail qui s'inscrit là où je réside, avec le quotidien que je vis pendant un mois. Je suis donc partie à la rencontre des pêcheurs, ces poètes des alentours qui viennent puiser dans les étangs, qui ont un lien très étroit avec la nature qui les entoure. Bien sûr, je n'y vais pas sans mon appareil photo car j'y découvre diverses matières à traiter.

LG

J’aimerais que l’on revienne sur ton projet avec Salomé en Van Dyke, qui est à ce jour un des projets moteurs de cette résidence.

AF

Il y a deux ans, j’ai réalisé un shooting avec Salomé, une jeune fille de 16 ans que j’ai rencontrée lors d’une exposition pour laquelle j’étais médiatrice. Ses longues jambes interminables, ses cheveux longs, son visage jeune et partiellement brûlé m’ont tout de suite interpellé comme un modèle à part entière. En prenant le temps de l'approcher, d'entrer au fur et à mesure dans son intimité, je me suis aperçue qu'elle n'avait pas seulement deux visages. Il y avait celui de la mort, mais aussi celui de la femme pleine d'assurance et de mystère, ainsi que le visage de l’adolescence. Durant cette rencontre j'ai capturé des photographies modes et des photographies plus expérimentales. J'ai ensuite mis deux ans à mûrir ces photographies, qui attendaient patiemment dans la banque de données de mon ordinateur, pour savoir ce que j'allais en faire. Finalement, après ce temps de réflexion, le tirage Van Dyke me parut évident pour capter son essence, comme une vanité. J’ai trié les photographies issues du shooting en deux séries, une série Pile, avec des résultats que l'on pourrait qualifier de « ratés », où on la voit de dos, où un pigeon passe devant, etc...Et une série Face, où on la voit de façon frontale, sans échappatoire. La dualité du shooting est l'essence de cette série. 

 

 

LG

C’était la première fois que tu mettais en scène un modèle ?

AF

J'en avais déjà fait plusieurs avant et je continue. Ce qui est intéressant, même si cela prend du temps, c'est lorsque le modèle commence à s'abandonner. Lorsque le modèle accepte de ne pas savoir ce que cela va donner, lorsqu'il donne en totale confiance. A ce moment-là, il se passe vraiment quelque chose. Dans mon oeuvre L’Amour Liquide, c’était un couple de personnes que je ne connaissais pas et qui a posé pour moi de façon tout à fait spontanée, sans véritable objectif. Je les avais trouvés très artificiels dans leur manière de se tenir face à l’appareil, c’était très joué, comme une pose des années cinquante ! La femme était habillée en fuchsia et ressemblait à une pin-up, l'homme était habillé dans des couleurs assorties, dans les tons parmes, tout comme la petite fille en rose qui court dans l'arrière plan. Sur l'instant, j’ai vu la scène comme une sorte de contamination de l'espace de la femme sur les individus à travers la couleur. Une vision stéréotypée, à l'image de leur pose. Cette série questionne le couple, le fantasme de sa perfection et son espace de fiction.

LG

Dans L’Amour Liquide, tu masques les corps des deux personnes qui ont posé pour toi grâce, entre autres, à des bactéries qui transforment ta photographie et ne laissent apparaître que des silhouettes. Tu visais justement à capturer l’image du couple dans l'idée de sa représentation, et non leur l’individualité. A contrario, dans le shooting avec Salomé, on a le sentiment que tu cherches à la dévoiler, la révéler et la mettre en valeur. Le processus semble inversé.

AF

En accentuant certaines parties du modèle, l’enjeu était surtout de parler de la conscience que l’on a de son corps et de son évolution. C’est une pensée qui m’est venue en pratiquant la boxe. On ne sait pas forcément comment bouge notre corps avant de faire un art martial, ni quelle distance adopter vis-à-vis de l’autre. C’est ce que j’essaie de montrer dans cette série : il y a parfois des parties du corps dont on n’a pas forcément conscience, on ne sait pas comment les mouvoir dans l'espace et comment se tenir vis-à-vis des autres. Dans le cas de Salomé, il est évident que son visage est une partie lourde à porter dans sa vie au quotidien, elle a pleinement conscience de cet aspect de son corps. Pour autant, elle n'a pas forcément conscience du reste. Cette série est un prétexte pour parler de l'universel. Je cherche à exprimer la pluralité de la vision, à travers une partie exposée de telle façon qui fait que l'on ne distingue plus clairement ette zone. Un jeu de lumière. Dans L’Amour Liquide, on ne voit jamais l'image de départ, mais on peut éventuellement la reconstituer par le biais de l'imagination. Dans mes œuvres je propose différentes perceptions et non pas une vision univoque du réel.

LG

Nous vivons dans une ère où l’image est omniprésente, la façon de se montrer a bien évolué, pour quelqu’un qui travaille la photographie, ce phénomène a son importance. Comment capturer le corps aujourd’hui ?

AF

Il y a un procédé assez violent dans la capture de l'image photographique. Prendre une photographie, c’est prendre quelque chose à quelqu’un, c’est une partie du moment qu'elle est en train de vivre, une part de son âme que l’on enregistre. Bien évidemment, c'est devenu une pratique banale dans notre culture, se prendre en selfie ou de demander à quelqu'un de nous prendre en photo. Ce qui m’intéresse en photographie, c’est l’aura, ou comment représenter l’invisible. Quand je prends quelqu’un en photographie, ce n’est pas simplement l’enveloppe corporelle que je cherche à capturer. Je cherche à révéler des aspects profonds de la personnalité de l'individu.

 

 

LG

Comment intervient la question du support ? À quel moment décides-tu que le support va varier ?

AF

Je ne décide pas toujours à l'avance, c'est même souvent le hasard qui est convoqué et qui me donne des directions à force d'expérimenter. Il est vrai que je cherche dans tous les cas à ce qu’il y ait un lien important avec l'intention. En photographie, je me sens toujours contrainte par le format en deux dimensions, le fait d’être seulement sur un plan autour duquel on ne peut tourner. Je suis sans cesse amenée à réfléchir à cette problématique. Comment amener une justesse entre le support et la monstration des pièces. Par exemple, j’ai travaillé sur des mouchoirs en papiers pour mon oeuvre Blue Note. Blue Note se présente sur des mouchoirs en papier sur lesquels j’ai transposé des radiographies de mes poumons. Cette série met en lien le support et l’intention, car dans la médecine chinoise, chaque organe est associé à une émotion. Ainsi Blue Note est un travail sur la tristesse, représentée par le poumon, le mouchoir, le bleu et le procédé lui-même empreint de nostalgie. Lors de la résidence, j'ai eu envie de continuer cette série en utilisant cette fois des mouchoirs en tissu. J’aime l’idée qu’un mouchoir en tissu te suive toute ta vie, que ce support t’appartienne et que tu entretiennes avec lui un rapport affectif avec, comme pour les photos de famille. J’ai voulu reprendre le procédé d'empreinte radiographique de Blue Note, mais le rendu n’a pas fonctionné. Le mouchoir en tissu n'apportait rien de plus. Finalement, je me suis mise à transposer ce support sur une broderie. Dans cette évolution, il s'agit de reprendre une pratique associée à la tradition féminine, au raccommodage, tout en la transférant dans un contexte contemporain, avec des besoins différents.

LG

Il y a un caractère extrêmement organique dans ton travail. Bactéries, gomme bichromatée, couture, cire, chlorophylle, dentifrice, tu créés des dialogues assez surprenants entre différentes matières, textures et sujets.

AF

Oui, il est clair que la question du corps et de l’organique est centrale dans mon travail. Pour la résidence, je travaille sur un projet de sculpture en dentifrice solidifié. Le sujet de cette œuvre est tiré du mythe grec d’Actéon, chasseur transformé en cerf par Artémis, puis dévoré par ses propres chiens. Je cherche à représenter cette charpie de chair à travers le dentifrice. De la même manière, je suis en train de concevoir des tirages à base de chlorophylle, issue de légumes. Je travaille en ce moment sur la betterave et bientôt peut-être les épinards. Je trouve très poétique cette autre utilisation des aliments ! Souvent dans mes sculptures, j’utilise des choses de l’ordre du rebut, que les gens ne veulent plus, des objets qui ont épuisé leur fonction et que je récupère pour en faire autre chose. Je m’intéresse beaucoup aux objets du quotidien et à leur détournement.

LG

La représentation de l’intérieur du corps, comme la chair d’Actéon, est une vision très taboue. Tu cites notamment David Cronenberg à titre de référence.

AF

L’aspect déstabilisant véhiculé par un film me plaît énormément, surtout quand il touche à l’organique. David Cronenberg est l’un de ceux qui me parlent le mieux de ce sujet-là. Je trouve cela extrêmement intriguant quand l’intérieur du corps devient visible puisque c’est cet invisible-là qui justement nous fait peur. Videodrome m’a beaucoup marquée pour ces raisons. À force de regarder des snuffs movies illégaux, le corps de James Woods change, mute, et fusionne avec une arme. Ce sont ces images choquantes qu'il regarde et qui gênent l'Amérique puritaine de l'époque, qui lui crée une espèce d'anomalie, de tumeur qui le pousse à tuer. C'est un film qui génère une réflexion sur l'impact des images à l'ère où la télévision entre dans tous les ménages, on entre dans une certaine science-fiction avec de nouvelles technologies angoissantes vis-à-vis de ce moyen de contrôle des esprits. Ce que j'aime chez ce réalisateur c'est qu'il ne dissocie pas le corps de l'esprit, les fluides corporels et l'image flottante du film qui incarne l'Idée. Le cinéma d’horreur me fascine quand il catalyse un tabou sociétal, comme c'est souvent le cas et qu'il se pare des atouts du fantastique pour l'exprimer.

 


LG

Photographie, sculpture, installation, est-ce qu’il y a d’autres techniques picturales que tu souhaiterais appréhender ?

AF

En ce moment j’aimerais beaucoup me remettre à la peinture. Il y a toujours une histoire à raconter dans ce que je fais et j’ai envie de raconter quelque chose d’immédiat, dans une sorte de banalité, un peu comme chez David Lynch. Il arrive à créer un espace dramatique avec un couloir et une musique ! Globalement, je suis attirée par les techniques que je ne maîtrise pas, pour voir quel effet je pourrais obtenir en utilisant l'erreur.

___

Entretien réalisé le 10 août 2017 à Pérols (Occitanie) / Propos recueillis par Lou Grenier. 

Dans l'ordre d'apparition des illustrations : Salomé, L'Amour Liquide et Blue Note de l'artiste plasticienne Anabelle Fouache.

Site internet d'Anabelle Fouache : http://anabellefouache.wixsite.com/l-aube 

Pour plus d'informations sur le vernissage, la résidence et l'association, consultez la page Facebook du Fil Rouge

https://www.facebook.com/LeFilRougeAssociation


Crédits photos : Anabelle Fouache
| Auteur : Pauline Quinonéro

Publié le 00/00/0000