Cinéma / Parole #33. Yaïr Barelli

Yaïr Barelli n'est pas familier de l'outil vidéo. Son travail se déploie ordinairement dans le champ du spectacle vivant, et plus singulièrement de la danse et de la performance. Ici, la vidéo est un outil au service de multiples interrogations. Il permet notamment de questionner la place qu'un artiste peut et doit occuper dans les dispositifs de résidence de tous ordres. La vidéo produit nécessairement, pour un artiste du champ du spectacle vivant, quelque chose de déstabilisant. La performance en effet ne permet pas de distanciation par rapport à la forme produite, laquelle est potentiellement en transformation constante. Le fait de produire un objet fini et déterminé, achevé, pose un rapport inhabituel au travail, qui se présente alors dans un état extérieur et durable. C'est en cela que la forme vidéo peut être questionnante : elle donne les problématiques propres à un contexte d'exécution événementiel dans un dispositif de reproduction et de restitution qui les fait résonner dans une toute autre dimension et direction. C'est cette ignorance préalable du médium ou des usages attachés à ce médium qui donne à ces vidéos un caractère très brut et presque non-intentionnel. 

S'arrêter est un film réalisé dans le cadre d'une résidence au Centre culturel de rencontres - parc Jean-Jacques Rousseau à Ermenonville. Une caméra sur pied est tournée vers un grand portail, qui occupe la totalité de l'écran, qui est ainsi strié par des barres de métal régulières, qui nous séparent du monde attenant au parc où est orchestrée la performance. Ce paysage obstrué, qui consiste en tout et pour tout en une route que l'on voit à travers les barreaux, est régulièrement traversé par des véhicules dont la bande sonore laisse deviner l'approche, et qui viennent altérer la parole de Yaïr Barelli, qui systématiquement se ponctue d'indications de sens — "à droite", "à gauche" — qui connectent le discours au flot des voitures et les camions qui emprunte la route cadrée par la caméra. Le dispositif est donc agi conjointement de l'intérieur et de l'extérieur, et rien ne semble pouvoir arrêter cette interaction entre deux ordres. Mais le cadre change soudainement, s'ouvre légèrement, pour laisser apparaitre un peu de ciel au dessus du portail. Yaïr Barelli, posté devant celui-ci, entame une danse sur une chanson de variété.

Avec S'arrêter, Yaïr Barelli veut faire sentir une sorte d'immobilité, comme une méditation. Il tente « rester immobile devant un mouvement ». Le film est né pour répondre au fait qu'il est très difficile aujourd'hui pour un artiste de défendre le besoin de s’arrêter, de ralentir, d’être dans un temps de réflexion, d’une recherche qui n’a pas pour but une production directe. Il s'est agi de proposer un travail qui s'origine dans des incertitudes et qui ne soit pas suspendu à une logique de résultat. Les divers dispositifs culturels font qu'il est exigé aujourd'hui de produire quelque chose pour justifier le soutien qui lui est apporté. Comment cette nécessité extérieure peut-elle s'appliquer à des actes (artistiques) dont l'essence est précisément de nous permettre de nous interroger sur la manière dont nous sommes au monde ? Avec S'arrêter, il s'agit simplement d'être là, en forêt et de faire droit à la nécessité de l'immobilité et de la tranquillité, de distinguer la valeur des espaces où nous sommes laissés en paix. Il s'agit ainsi de penser la recherche artistique comme la possibilité d'un arrêt, pour mieux ressentir ce qui est déjà là. Qu'est-ce que je fais vraiment, en tant qu'artiste ? La grille protège et sépare à la fois, elle isole. Le film consiste en deux plans, dont le raccord repose sur une rupture. Il y a quelque chose de contemplatif dans le premier plan, qui cherche à capter quelque chose d'un mouvement qui ne s'interrompt jamais. Le second plan donne plus de place, plus de prise à l'espace. La danse vient ici casser quelque chose de la rigidité et de la frontalité du dispositif. La grille n'est plus ce qui nous sépare du mouvement extérieur, mais ce qui nous y coordonne en un sens. Dans cet acte d'ouverture par le geste dansé, c'est le plaisir qui est recherché et proposé comme une certaine réponse une certaine réponse aux questionnes que soulève le texte. 

Dans les trois films — S'arrêter, Vous ne me demandez pas si je suis prêt ? et Ça marche — le corps de Yaïr Barelli est inscrit dans un dispositif avec lequel il interagit. Dans S'arrêter, le corps du danseur, dans la deuxième partie de la vidéo, prend en charge le jeu de désignation droite gauche qui rythmait la parole habitant le premier plan. Le corps redéploie, dans un autre régime, ce qui a déjà eu lieu, ce qui a déjà été vu : cette relation au milieu, cette manière qu'a le milieu d'interférer avec les faits et gestes — de la parole ou du corps par où elle franchit jusqu'à nous — de celui qui s'y trouve. Deux registres — l'image et la parole — avancent en parallèle. Entre les deux, il y a un battement que l'on sent dans le premier plan et qui se manifeste pleinement dans le second, quand la danse devient directement le lieu de l'expression.

Vous ne me demandez pas si je suis prêt ? - film produit dans le cadre du projet de l’Orange Rouge - traduit aussi, à sa manière, cette dualité, car il y a clairement dans ce film cette double dimension d'expérience physique, vécue, et la tentative pour la décrire. Dans ce film, la reprise, la redite est ainsi plus manifeste, qu'elle se joue sous la forme d'une question verbale ou de la répétition d'un geste chorégraphie dont la direction est confiée à une tierce personne, en l'occurrence un jeune adolescent qui n'en n'a pas ordinairement la charge. Ce film a été réalisé avec une classe ULIS (Unité localisée pour l'inclusion scolaire), qui accueille des enfants dont les troubles personnels de diverses natures compliquent le parcours scolaire. Le film est parti de ce constat d'une singularité qui isole et exclu, et s'est efforcé de générer une situation utopique où ce ne sont plus les enfants qui doivent s'intégrer, mais où se sont eux qui intègrent, en participant à un collectif que chacun prend en charge à un certain moment, dans les ateliers de danse, ou dans la tenue d'une caméra qui est le plus souvent posée pour enregistrer de manière brute ce que fabrique cette communauté éphémère.  A cet égard, plusieurs plans décadrés, décalés, qui perdent et cherchent leur sujet sont tout à fait significatifs et participent pleinement de cette forme à la fois vacillante et assurée de la question qu'elle veut poser, de la dimension questionnante qu'elle veut épouser. Peu importe la consigne, finalement, ce qui importe, c'est que le chaotique, l'aléatoire, l'anarchique deviennent ici des forces dynamiques, des énergies qui réalisent conjointement une seule et même forme. Il s'agit bien de proposer un dispositif d'implication parfaitement transparent, auquel chacun ne peut être présent qu'à le produire lui-même, quitte à devoir s'arrêter devant une question insoluble : qu'est-ce qui est bon dans un pain au raisin ?

Les enfants, mis en situation de confiance et de liberté, sont sujets à une joie sensible, palpable. Il s'agissait de trouver un espace commun et de témoigner d'une expérience vécue, conduite, à travers cette question insoluble de la description d'une sensation, aux limites du langage. Mais en mettant les enfants à demeure de décrire ce qui échappe à toute verbalisation, l'enjeu était aussi, et plus fondamentalement, de les inviter à éprouver pleinement cette sensation sur laquelle la parole vient se briser comme un bateau sur un récif. Vous ne me demandez pas si je suis prêt ? est ainsi jalonné par des questionnements qui déplacent le lieu de l'expérience et nous donnent de la retrouver dans un acte de réflexion, ce qui est précisément une manière de la donner à voir. 

Les films de Yaïr Barelli sont marqués par une conscience du présent, ils proposent de jouer avec le temps présent. Il cherchent à trouver des espaces vides entre des choses déjà constituées : le creux au cœur d'une résidence, d'un spectacle, d'un mouvement, etc. Il s'agit d'ouvrir un espace de liberté qui déplace les choses, à même d'introduire un écart dans un monde structuré et réglé. Le film est un organe qui dévoile en ouvrant un espace de liberté. Il y a quelque chose de cet ordre dans Ça marche, qui joue, sur un mode burlesque, avec les codes de discours propres au spectacle vivant, lesquels peuvent tout autant s'appliquer au monde du cinéma. On attend d'une pièce — comme d'un film — qu'elle marche, qu'elle tourne, qu'elle se diffuse partout. Ces pures injonctions absurdes nous sont adressées frontalement et nous rappellent, par cette ironie qui les sous-tend, que la performance vidéographiée ne saurait être le lieu d'une résolution, mais doit au contraire nous maintenir à l'état de question, même quant elle surgit dans un dispositif d'auto-affirmation, dans une situation de conviction intime, requis par le milieu mais dont la pratique doit pouvoir se libérer si elle veut se trouver en vérité.

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Compte rendu du séminaire Cinéma / Parole du 19 février 2017.


| Auteur : Rodolphe Olcèse

Publié le 06/03/2017