Cinéma / Parole #30. Julien Bal

La séance Cinéma / Parole de novembre s'est exceptionnellement déployée en deux temps, autour de la pratique de Julien Bal, metteur en scène venu évoquer une pièce à venir (D'A Gibraltar) qu'il développe actuellement, et pour laquelle le film Carnet de notes pour une Orestie africaine de Pasolini est une référence très importante. Le premier temps de la rencontre a permis à Julien Bal d'évoquer les directions d'écritures qu'il souhaite prendre, et le second, d'échanger autour du film de Pasolini et de l'idée de création qui le sous-tend. 

Deux figures de l'Italie contemporaine traversent le désir d'écriture de Julien Bal : Cécile Kyenge, femme politique d'origine congolaise, qui a été ministre pour l'intégration et qui s'est efforcée de travailler à l'instauration d'un droit du sol en Italie ; et Mario Balotelli, né sur le sol italien de parents étrangers, et qui de fait n’a pu obtenir la nationalité italienne qu’à sa majorité. Très doué pour le football, il a été le premier joueur noir à intégrer l’équipe nationale. Ces deux personnages ont en commun d'avoir eu à faire face au racisme de la société italienne.

Ce qui intéresse plus particulièrement Julien Bal dans ces itinéraires, c'est une rencontre ratée entre ces deux figures médiatiques. Cécile Kyenge en effet a toujours souhaité rencontrer, sans y parvenir, Mario Balotelli, qui incarne d'une certaine façon la question du droit du sol, à laquelle elle a longuement travaillé. Pour trouver une issue aux refus répétés du footballeur de se prêter à cette récupération médiatique de son parcours personnel, Cécile Kyenge décide d'organiser, dans un grand hôtel de luxe turinois, un petit déjeuner avec l'équipe nationale, dans l'espoir de pouvoir enfin échanger avec Mario Balotelli sur cette question de l'intégration qui l'occupe. Mais ce dernier, qui ne peut personnellement se soustraire à l'invitation, ne vient pas, prétextant qu'il ne s'est pas réveillé.

Ce motif de l'impossibilité de se lever fait largement écho à un geste de Pasolini qui, lorsque l'occasion se présente à lui de rencontrer le Pape Jean XXIII lors d'un congrès réunissant des cinéastes à Assise, décide de rester couché et de s'engager dans l'écriture d'un nouveau film, qui deviendra L'Évangile selon Matthieu. A travers ces gestes qui n'en sont pas, dans une société où les marges de manœuvre et d'initiative personnelles sont de plus en plus restreintes, apparaît l’idée que ne rien faire peut-être le lieu d'une décision de la plus haute importance, un acte politique à proprement parler. L'absence qui se manifeste comme telle est en effet un acte paradoxal sur lequel il n'y a aucune prise possible.

Quant à Gibraltar comme espace géographique, le lieu s'est imposé parce qu'il est le territoire le plus au sud de l'Europe, l'extrême pointe où pendant longtemps ont convergé les mouvements migratoires. C'est aussi un territoire à partir duquel il est possible de dire  légitimement quelque chose de l'Afrique, sans rejouer le geste d'une forme de colonisation, qu'il s'agit précisément de dénoncer. A cet égard, il est frappant de voir à quel point Pasolini, quand il se rend à l'étranger, en Afrique ou en Palestine, pour y chercher un cadre pour un film futur — qui ne se fera d'ailleurs pas, ou qui se fera ailleurs — part moins à la rencontre d'une altérité qu'il ne cherche à confirmer ses propres attentes, au risque de devoir changer ses plans. Pasolini réalise L'Evangile selon Matthieu en Italie après avoir passé du temps en Palestine, à la recherche de décors introuvables. Ce voyage lointain vise en réalité à confirmer sa première intuition : son évangile est profondément italien, attaché aux paysages et aux traditions de ce territoire. Si, à partir des années 60, Pasolini voyage beaucoup dans les pays de ce que l'on appelait naguère le tiers monde, c'est moins pour rencontrer l'étranger ou une culture nouvelle, que pour éprouver quelque chose de ce qu'il est lui-même, et qui ne peut se révéler pleinement et se confirmer que dans et par l'exploration d'un espace radicalement différent. Cela se voit particulièrement dans  Carnet de notes pour une Orestie africaine, où les corps filmés résistent manifestement à leur appréhension par la caméra, et où un auditoire d'étudiants, après la présentation par Pasolini de son projet, montre en quoi celui-ci ne correspond pas à la réalité africaine et lui fait sans doute violence.

Il peut sembler, à bien des égards, que Repérages en Palestine pour l'Evangile selon Saint Matthieu et Carnet de notes pour une Orestie africaine proposent un rapport à la création qui fait droit, chez Pasolini, à la forme fragmentaire et à l'inachevé. Ces projets marginaux de Pasolini, souvent réunis sous la catégorie des appunti, c’est-à-dire des « notes », documentent le processus de réalisation lui-même, ils montrent leurs propres facteurs d'empêchement tout en s'actualisant en eux. D'une certaine manière, cette dimension du cinéma de Pasolini a à voir avec sa tâche de traducteur, et ce n'est sans doute pas un hasard si ces films de repérages sont produits à l'occasion de projets qui se donnent eux mêmes comme des adaptations de grands textes de la culture occidentale. Ce geste est en effet sous tendu par une vision du cinéma où c'est la traduction elle-même qui devient un espace de création, et où donner à voir, c'est transmettre une forme que l'on a soi-même reçue. Le réalisateur prend alors l’aspect d’un passeur. Il nous invite à rejouer à notre niveau l’expérience vécue au contact de l’œuvre originale, et pose un rapport démocratique réel entre des singularités que l'espace proprement politique échoue à accueillir pleinement.

En conclusion de ces deux journées d'échanges, Julien Bal a proposé une mise en scène, construite autour d'un texte littéraire diffusé à la manière d'une voix off de cinéma, et de son interprétation/incarnation in situ par un danseur (Tarek Aïtmeddour) et un musicien (Andrè Fèvre). Cette "projection" sans images, intitulée Calcio Strorico, a été conçue dans l'entre deux des rencontres, comme l'exploration d'un événement permettant de toucher ensemble une extrême violence et un sentiment d'amour naissant. Un moment de risque, où deux interprètes deviennent les passeurs d'un texte qu'ils restituent à l'instant même où ils le reçoivent, en traduisant dans les lignes d'une guitare bruitistes et les convulsions d'un corps exposé toute la violence d'une situation dont notre monde est tristement capable, mais où il est vital de rêver d'une rencontre amoureuse à la fois improbable et absolument nécessaire.

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Compte rendu du séminaire Cinéma / Parole du 20 et 26 novembre 2016.


| Auteur : Rodolphe Olcèse

Publié le 28/11/2016