Cinéma / Parole #22. Emmanuelle Mougne (suite)

Le tournage de Nous irons à Tamanrasset a commencé en 2008, dans un mouvement spontané dont le film nous permet de saisir à la fois l’évidence et la nécessité. Le film se donne d’abord comme le portrait d’une dame âgée, la mère de la réalisatrice qui fait l’épreuve de la maladie d’Alzheimer, mais très rapidement, c’est la relation de cette femme à sa fille qui devient le motif central. Le dispositif documentaire permet de voir jaillir et de saisir des propos tour à tour très personnels sur l’histoire de Bernadette Mougne — qui fut un temps religieuse de la Fraternité des Petites sœurs de Jésus — et d’autres qui désignent plus immédiatement et avec une lucidité saisissante la situation de dégénérescence à laquelle elle fait face. La mise en scène d’une mémoire qui fait l’expérience de l’impossibilité de ressaisir ses propres souvenirs nous met en présence d’images manquantes, qui parlent tout à la fois et dans un même geste, sur le mode de la faille et de la perte, du passé et du présent. Nous irons à Tamanrasset est ainsi comme la mémoire d’une mémoire empêchée, une mémoire à la seconde puissance donc, et nous met en présence de cette part de mystère que tout esprit humain porte en lui. Ce que montre Emmanuelle Mougne, et ce dès les premières séquences du montage, c’est que le film ne peut pas mettre de mots sur ce qui le travaille en vérité, mais simplement accueillir l’échappement d’un mouvement eut égard auquel toute volonté de maitrise semble vaine, ce qui est du reste le propre du documentaire, sinon du cinéma en tant que tel. Nous iront à Tamanrasset, parce qu’il pose un regard particulièrement tendre sur l’entourage de Bernadette, se présente également comme un film sur la vieillesse, qui est regardée sans fausse pudeur, par le prisme de corps diminués par le poids des âges. Tous ces personnages satellitaires, famille et amis donnent aux images une dimension de proximité. Ils deviennent à leur manière les témoins complices d’un projet de voyage qui s’est imposé rapidement comme la direction essentielle — ouverture et résolution ensemble — dans laquelle le film devait s’engager, au point qu’Emmanuelle Mougne peut dire que s’il n’y avait pas eu cette idée de périple en Algérie, il n’y aurait sans doute pas eu de film, ce film. Le fait est qu’il y aurait eu un autre film.

Nous irons à Tamanrasset, dans ses prémices mêmes, est tout entier tourné vers ces paysages algériens, qui sont les images manquantes qui donnent à Bernadette un avenir et au film son moteur et sa nécessité. Le voyage est ici comme la mise en évidence d’un mouvement de rassemblement mémoriel et de ressaisissement de soi. Le voyage, c’est aussi la possibilité même du cinéma. C’est aussi par lui que le film devient un projet commun, qu’il s’écrit à deux voix et se déploie à l’endroit même où il semble chercher ses mots. Les moments, nombreux, où Bernadette voit le fil de sa pensée lui échapper et perd jusqu’à l’idée même de ce qu’elle recherche, ménagent des silences qui surgissent comme des abimes, mais qui, loin de menacer le film, le révèlent à lui-même et lui permettent de s’accomplir. Ces moments de suspens, de perte et de désorientation semblent en effet déplier une logique qui résiste au film, mais c’est pour lui donner d’épouser son mouvement intime, comme s’il se cherchait lui-même par la voix et les gestes de Bernadette et progressait à tâtons, prenait forme au moyen de souvenirs et d’images lacunaires. A cet égard, il n’est pas anodin que la première image tournée à Tamanrasset qui nous soit donnée surgisse d’une nuit obscure, montrant Bernadette, sous le faisceau d’une lampe de poche, qui se réveille dans le noir sans savoir où elle se trouve. Une image de cinéma apparaît toujours pour la première fois, le regard dont elle procède doit se donner comme neuf, et engager le film tout entier comme s’il commençait et se terminait avec lui. Nous irons à Tamanrasset le dit avec clarté, dans cette séquence et dans plusieurs autres. Sa force, c’est bien de ne pas se tourner vers la maladie en tant que telle, mais d’observer le monde à travers elle, c’est-à-dire de faire l’expérience d’un présent permanent, de situations qui commencent à chaque instant, et se tiennent sans soutien apparent devant la caméra.

Des territoires désertiques de l'Assekrem, où a vécu le père Charles de Foucauld, nous ne voyons d’abord qu’une image de carte postale, ce qui dit bien la situation d’éloignement à la fois physique et mental de Bernadette. La carte postale exprime le lointain d’un paysage en tant que tel, et il est beau que le film d’Emmanuelle Mougne ne nous donne pas d’emblée de vues sur ce désert qui creuse le film et où un goût de l’exotisme aurait pu se perdre. Il faut ce relais, cette intercession d’une image fantasmée et attendue pour que ces paysages livrent pleinement leur sens, qui est de matérialiser une possibilité de notre vie spirituelle elle-même, ce que la littérature mystique a abondamment réfléchi. Bernadette se tient face au désert comme face à elle-même, elle s’y éloigne, et trouve peut-être en lui comme une dimension unitive plus forte que la dislocation, dont le sens est aussi de faire apparaître la dynamique propre d'un lieu, fut-il mental, que la maladie d’Alzheimer provoque chez elle. Sans doute est-ce là qu'il faut chercher le sens de la gaieté dont le film ne se départit à aucun moment et de cette joie qui le traverse. La dislocation trouve ici son sens juste, qui est spatial. 

"Un paysage, écrit le philosophe Henri Maldiney, n'est pas un canton détourné et sacralisé de l'espace géographique. Il n'admet aucun système de référence. Il est éternellement sans coordonnées ni repères. En lui je suis ici sous un horizon qui s'ouvre ici. Et je me meus d'ici à ici, qui n'est ni autre ni le même. Dans l'espace du paysage nous sommes perdus. Ici perdus au monde entier lui-même perdu, dans le partout de nulle part" (1). Etre face à un horizon qui s’ouvre ici, c’est bien ce à quoi le cinéma est acculé, qui n’est jamais qu’aux prises avec un présent qui s’ouvre en lui et le détermine. En ce sens, le film d’Emmanuelle Mougne, dès ses premières images, aux allures de cinéma italien — la référence à Nanni Moretti est explicite — et encore quand il cherche où il est dans une chambre d’hôpital, est tout entier travaillé par le paysage, comme cette image qui est là, toujours déjà, mais qu’il faut pourtant laisser venir.

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Compte rendu de la séance Cinéma / Parole du 24 janvier 2016

(1) Ouvrir le rien, l’art nu, Paris, Edition Encre marine, p.344.


| Auteur : Rodolphe Olcèse

Publié le 25/01/2016