Cinéma / Parole #20. Emmanuelle Mougne

L'avenir dure longtemps a été mis en mouvement par un désir personnel, qui a peut-être quelque chose de thérapeutique. Sa réalisation a demandé du temps, car la question de la manière de faire, devant un tel sujet, n'allait pas de soi. Comment évoquer avec droiture la question de la sexualité infantile et trouver les mots justes pour interroger des zones d'incertitude et d'ambivalence dans des situations qui relèvent pourtant de l'abus sexuel ?

Emmanuelle Mougne a commencé par rencontrer de possibles témoins dont les récits lui permettraient de traiter ce sujet qui la touche intimement, avant de ne réaliser que son film, par le tour journalistique qu'il prenait, mais aussi par la manœuvre qu'il promettait d'engager en conduisant des témoignages vers une irrésolution dont ils cherchent précisément et à bon droit à se départir, ne trouverait pas son propre lieu : l'évocation d'un passé et d'une expérience vécus personnellement, qui ont besoin du regard des autres pour se formuler, du témoignage de plusieurs proches pour se révéler à eux-mêmes réciproquement et trouver des réponses aux questions qu'ils posent. La confidence demande une altérité, une écoute qui, pour devenir à son tour une puissance révélante, doit avoir touché quelque chose du fond depuis laquelle une parole s'adresse à elle. Et c'est la caméra, comme son sens latin l'y destine, qui sert ici de chambre pour que de telles confessions puissent se risquer. Cette situation, affective et humaine, suffit à envisager L'avenir dure longtemps selon les nécessités du cinéma, et à laisser le questionnement sur la honte qui le traverse toucher la figure de l'artiste en elle-même, dans laquelle Emmanuelle Mougne refuse ou n'ose pas s'inscrire, même si son film se déploie à sa manière dans un espace proprement artistique.

Car le film met en œuvre plusieurs registres d'images et plusieurs niveaux de narration, selon ce qui doit se dire. Trois ordres du discours et trois ordres du visible se soutiennent les uns les autres dans la progression du film. Emmanuelle Mougne avoue les avoir trouvés au terme d'un processus d'élimination et de refus, lequel préside à toute opération de sélection, et donc d'écriture et de montage cinématographiques, mais qui ici rend saillante la difficulté d'évocation que le sujet porte en lui. La parole se donne ainsi dans plusieurs strates. D'abord énoncé sous la forme d'un texte écrit sur un écran noir, qui peut livrer sans détours la brutalité des faits et permettre à un je de trouver sa place, le récit se détaille et se prolonge dans une voix off interprétée par une comédienne, qui autorise à la fois la dimension d'incarnation et la distance nécessaire au mouvement du film, pour se laisser découvrir enfin à travers une parole qui s'offre nuement, face caméra : ce sont les témoignages de proches et amis qui ont bien voulu se risquer à découvrir le propos du film au moment même où il se fabriquait, et exposer quelque chose de leur intimité à des regards encore à venir. Les propos échangés manifestent à plusieurs endroits une certaine équivoque, par laquelle le film prend des accents inédits et sans doute irremplaçables, où spontanéité et gravité se trament de manière singulière, et trouvent dans cette rencontre le ton qu'il faut pour dire les blessures de l'enfance, signaler à demi-mots les possibilités qu'elles interdisent cruellement et l'avenir qui malgré tout s'ouvre avec elles.

Ces modes de narration s'entretissent à des images qui procèdent quant à elles tantôt du dispositif frontal de la parole captée face caméra, tantôt de la prise de vue dite réelle — d'un trajet en train à travers la banlieue, d'une fête foraine — ou encore de l'archive, qu'elle relève du patrimoine cinématographique ou de la photo de famille. Ainsi, plusieurs diapositives sont projetées, sur une surface qui laisse deviner sa propre matérialité. Recadrées et approchées par le zoom d'une caméra vidéo, elles mobilisent notre regard jusqu'à le perdre dans l'exploration visuelle d'une image impossible, celle d'un passé irrésolu et qui ne se prête à aucune forme de reconstitution. En rentrant dans les détails de l'image, dans ces petites figures que la vue d'ensemble ne permet pas, au premier abord, de distinguer, un sens peut se lever et guider cette recherche, toujours très pudique, de traces de quelque chose qui n'est plus là, ouvrir à ce cheminement vers une absence devant laquelle il appartient au film lui-même de faire événement. 

Le cinéma est le mouvement de quelque chose qui advient et qui n'en finit pas d'arriver, fut-ce à la manière d'un inaccessible. A l'instar de cette jeune enfant qui, cherchant à faire l'épreuve de sa propre peur en s'abandonnant à l'interdit et au secret, il cherche à toucher le futur. L'avenir dure longtemps, et c'est ce qui fait sa force et sa beauté, met au cœur du dispositif cinématographique, et donc dans un mouvement d'arrivée, un épisode dont il faut souhaiter, si tant est que ce soit possible, qu'il soit définitivement révolu. Ce sont de telles images qui, en deça des éventuels effets de dramatisation, donnent au film sa plasticité et nous disposent à éprouver quelque chose du monde enfoui dans lequel il s'origine et à recevoir le témoignage qui est le sien, celui d'un partage impossible et qui se réalise pourtant, là, sur l'écran.

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Compte rendu du séminaire Cinéma / Parole du 22 novembre 2015.


| Auteur : Rodolphe Olcèse
| Lieu(x) & Co : Collège des Bernardins

Publié le 22/11/2015