Cinéma / Parole #19. Jean-Piere Bertrand

Pour variés qu'ils puissent être, les films de Jean-Pierre Bertrand semblent tous se donner comme la vision d'un geste ou d'un mouvement qui se rejoue lui-même sans fin, à l'image de cette paire de dés qui, jetés devant un miroir, se démultiplient avant de ne se figer, dans le cadre ou hors champ. Ce court film intitulé Playing Dice, qui relève, comme plusieurs travaux de Jean-Pierre Bertrand, du tourné-monté, donne à voir très concrètement de ce qui est engagé dans chacun des films projetés, une manière de creuser ce qui se trame dans l'image en la reconfigurant à chaque instant. Ainsi, ce n'est pas une combinaison particulière et hasardeuse du jet de dès, laquelle serait de toute façon oblitérée par le dispositif du miroir — qui ne se perçoit pas d'emblée et qui reconduit le mouvement des cubes blancs à un jeu de points noirs, d'ombres et de lumières — mais le sentiment que le film a rassemblé la matière suffisante pour restituer la vision qui le conduit. L'enjeu est aussi de cet ordre dans Balance Ball, qui donne à voir une balle en plastique lâchée en haut du cadre, et qui se stabilise après plusieurs rebonds, sa place dans l'image se tenant toujours dans une sorte d'indécision. Sitôt l'équilibre trouvé, le geste est relancé. Le film est l'image d'une répétition, et c'est peut-être ce qui distingue ce médium des autres moyens plastiques, la peinture notamment, avec lesquels Jean-Pierre Bertrand peut travailler.

Cette question de l'équilibre prendra une toute autre dimension avec deux autres films de l'artiste, dont le travail est également traversé par le risque de la chute. "Artist doesn't fall", est-il dit dans Time Removing, qui lui aussi met en scène un mouvement qui pourrait a priori n'être arrêté par rien, celui des patins sur la glace, et par prolongement, du corps du patineur. C'est un tableau en mouvement, et qui se donne comme la résurgence d'un éventuel jour où celui qui filme, un autre artiste à qui Jean-Pierre Bertand emprunte les images, apprenait lui-même à patiner. C'est un étrange retour à soi par le biais du remontage que propose Time Removing. Le film est la répétition d'un état antérieur, auquel la caméra n'a pas accès proprement dit, mais qui chemine tout de même subrepticement dans le film. 

Que l'artiste ne chute pas, c'est aussi ce que montre Outside, un très court film tourné en super 8 mm, qui mobilise les effets conjugués du zoom avant et de la prise de vues image par image. Une avancée vers une fenêtre ouverte sur l'horizon est rejouée plusieurs fois, sans que la chute qu'elle annonce n'ait véritablement lieu. Outside met en évidence que le mouvement qui innerve tous les films de Jean-Pierre Bertrand est une manière de chercher à franchir le cadre. Pour creuser l'image, il faut faire bouger les lignes, prendre le cadre de l'image comme l'occasion d'une traversée. Tout film est un passage, à la fois spatial et temporel. C'est aussi ce que dit, d'une certaine manière, Samout et Mountnefret, qui commence par s'attarder sur une sculpture égyptienne filmée au Louvre. La voix — off — de Jean-Pierre Bertrand évoque en contrepoint une image qui s'étire et se donne du temps. C'est l'image elle-même qui déplie ce parcours dans lequel elle est prise, et qui va la conduire sur un pont, un autre lieu de passage, au dessus de la Seine. 

Pour mettre en œuvre cette traversée, le film peut construire sa dramaturgie à partir d'une image seule, comme c'est le cas avec Passing Through, qui trouve toute sa matière visuelle dans un plan de sept secondes du film Eyes Wide Shut. Par un travail de découpe et de recadrage, Passing Through propose une plongée dans cette image empruntée à Stanley Kubrick, et qui n'est jamais donnée elle-même dans sa totalité. Creuser l'image, ici, se comprend comme une volonté de pénétrer dans les pixels eux-mêmes, et de conduire le film entre figuration et abstraction lumineuse, pour produire un passage pur, comme absolu, dans la mesure où il ouvre sur son propre recommencement. Il s'agit de rentrer dans l'image, au-delà de son apparence. C'est par là que s'explicite le rapport du médium filmique à la peinture, dans cette dimension de l'infra-mince, qui est la transparence de l'image à elle-même.

Si le passage ouvre sur un autre passage, son mouvement esquisse déjà l'idée d'un cheminement labyrinthique, tel celui que peut mettre en œuvre le film De 28 à 2 ans avant l'an 2000, par lequel s'est ouvert la projection. Jean-Pierre Bertrand, dont on voit le visage, inscrit un mouvement de tête dans l'écran, en réponse à la silhouette fixe de Borges, filmé à Buenos Aires à l'occasion de l'émission "Archives du 20ème siècle". Ce vis-à-vis du réalisateur et de l'écrivain ouvre sur des vues d'une exposition qui a eu lieu au Magasin à Grenoble, où étaient exposées plusieurs peintures de Jean-Pierre Bertrand, qu'une caméra, fixée à un échafaudage mobile, filme au gré de tours et de détours dans l'espace du musée. 

Invitation à se ressaisir du parcours que tous ces films ont dessiné ensemble, Crime vient montrer enfin comment le visible peut orchestrer un événement qui est lui-même la production d'une image, un événement qui s'imagine, donc, dans le sens où nous ne voyons rien de lui, sinon qu'il pourrait arriver à chaque instant. Le réel prend ainsi du relief parce qu'il est travaillé par une imminence, une image qui s'absolutise en tant qu'elle ne montre rien d'autre que sa propre possibilité. Les vues d'un environnement des plus quotidiens, tel le métro et ses couloirs où nous croisons toute une foule anonyme sans y prêter attention le plus souvent, peuvent ainsi être le lieu d'une ouverture, qui se signale à rebours comme une faille dans le visible, par où le mouvement que propose le film peut se relancer lui-même, et nous emporter avec lui, dans sa traversée de l'imminence.

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Compte rendu du séminaire Cinéma / Parole du 25 octobre 2015.


| Auteur : Rodolphe Olcèse

Publié le 26/10/2015