Négociations, Chapter 1-i, Em’kal Eyongakpa

Pousser la porte de la Fondation Kadist nous conduit à pénétrer dans un étrange sanctuaire où le monde extérieur nous saisit avec une force insoupçonnée, dans une kyrielle de voix à la fois familières et enchanteresses, tissant les épaisseurs d’une multitude de fictions phonographiques. Le pouvoir du son est augmenté par un traitement de l’espace qui revendique un dépouillement minimaliste, véritable caisse de résonance, avec ses aspérités, tout sauf lisse et impersonnelle, marquée par les traces d’un corps à corps acharné. Le grain, la poussière, les écailles de peinture, font signe vers les textures infiniment riches d’une matière sonore que Em’kal Eyongakpa sculpte avec une ensorcelante sensualité. Le choix d’un espace blanc est d’autant plus puissant quand nous connaissons le travail de l’artiste et sa propension à créer des images troubles, denses et sensorielles. Des surfaces de réverbération, telles des monochromes blancs, déploient leur trame, amplifient le son et accueillent nos fantasmes. Se frotter au réel saisi de manière incantatoire, se laisser bousculer, se jeter dans le tourbillon, sentir les énergies d’un espace de négociation, éprouver ses codes et ses rythmes. Em’kal Eyongakpa nous convie à passer du temps, à traverser les différentes strates de son, à nous imprégner de leur matérialité diffuse, jusqu’à pouvoir entendre des histoires cachées dans le brouhaha quotidien, histoires vécues, histoires enfouies, histoires triviales ou terribles.

De Château Rouge à Nkoululu et au Marché central de Douala, des cartographies subjectives se dessinent. L’insistance des vendeurs à la sauvette, la voix du muézin, le chuintement glaçant de la sirène atomique, le premier mercredi du mois à midi pile, des conversations surprises dans un taxi ou dans la rue, le chant acharné des grillons, l’eau qui monte entrainant une sensation de fraicheur avant de s’imposer, ondée irrésistible – les pistes sonores se chevauchent et se répondent, l’espace se creuse et se dilate. Nous voici sous l’emprise d’une nature luxuriante et il faudra que la voix de synthèse de la RATP le répète en plusieurs langues avant que nous puissions intégrer la destination annoncée : Barbès – Rochechouart. Et puis la nuit semble à nouveau envahir de sa respiration dense l’espace blanc et ombragé de l’installation de Em’kal Eyongakpa. Petits bruissements et appels mystérieux de bêtes aquatiques nourrissent une sensation de flottement, mais voici que les courants nous entrainent au cœur d’un marché dans une grande ville portuaire. L’artiste entend ourdir une entrée en matière hautement plastique, portée par un travail de textures particulièrement fin, au bord de l’abstraction. Un grondement sourd hante cette création sonore, y ajoute subrepticement un grain particulier qui, au delà du brouhaha polyphonique, fait signe vers des données autrement diffuses : relations coloniales, flux migratoires, économie et géopolitique toujours à l’œuvre.

Placée sous le signe conjoint du comte de Lautréamont et du poète prophète incendiaire Amiri Baraka, traversée par des voix fiévreuse ou anonymes, murmurées au creux de l’oreille, habitée secrètement par le souvenir des harmonies déchirantes de Strange fruit dans l’interprétation de Billie Holiday, travaillée par un art de la suspension lourd de tant de choses indicibles, à la manière de John Coltrane, une deuxième pièce sonore offre le pendant intime de Négociations. Espace de latences, plongé dans une obscurité douce, enveloppante, cette installation synthétise secrètement l’énergie rageuse, incantatoire que Em’kal Eyongakpa est à même de déchainer lors de ses performances, comme ce fut le cas avec ?? Fullmoons later/ wata kulture II, pièce donnée en ouverture du festival AFRICA ACTS. 

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Négociations, Chapter 1 – i, Dualaland – Paris à la Fondation Kadist, du 22 mai au 26 juillet 2015.


Crédits photos : Aurélien Mole
| Lieu(x) & Co : Kadist Art Foundation

Publié le 16/07/2015