Cinéma / Parole #16. Romain Kronenberg et Benjamin Graindorge

Marcher puis disparaître a été tourné en Anatolie Centrale (Turquie), près de Şereflikoçhisar, une petite ville elle-même proche de Tuz Gölü, qui est un lac salé que Romain Kronenberg a découvert alors qu'il tournait un road movie en 2011. Şereflikoçhisar est une ville modeste, à dimension variable, et  qui frappe par son absence de relation avec le lac salé, qui ne se trouve qu'à quelques kilomètres. Aucun signe de la présence du sel n'est visible dans la ville. Il y a comme une étanchéité entre deux espaces qui a fait naître le désir de tisser un fil entre ces deux environnements, qui ont leur plasticité et leur temporalité propres, la ville désignant le territoire du collectif, de l'espace social, et partant, de la possibilité du documentaire, et le lac salé, celui de la solitude, du retour à soi, et, formellement, de l'abstraction. Marcher puis disparaître trace un chemin entre deux possibilités filmiques, qui sont également comme deux faces de la personne humaine, sociable et inscrite dans une dynamique extérieure, mais aussi secrète et spirituelle. Le lien entre ces deux espaces, à la fois physiques et intérieurs, s'est construit autour de la question de la marche. Benjamin Graindorge, qui est designer, a dessiné les bâtons que son personnage manipule dans le film. D'abord conçus pour soutenir les efforts du marcheur dans sa traversée du paysage, ces bâtons deviennent des supports d'équilibre, un point de rencontre entre le réel et l'imaginaire, la vie sensible et la contemplation, le documentaire et cette pure forme abstraite vers laquelle le film est tendu.

L'idée de faire interpréter la figure qui traverse le film par Benjamin Graindorge, qui apparait déjà à la fin d'Eldorado, le précédent film de Romain Kronenberg, est venue simplement. Un cadre de réalisation s'est proposé en fonction de la grande légèreté, la grande souplesse qu'il autorisait dans la mise en oeuvre de cet itinéraire, qui s'est écrit tout entier pendant le tournage, quand le film à fait l'épreuve du réel en quelque sorte. La seule idée précise qui a guidé ce cheminement, c'était de rendre possible, de manière sensible et physique, ce passage du concret à l'abstrait, du documentaire à une plasticité, du monde à la contemplation intérieure. Les modalités de ce passage se sont trouvées elle-même dans l'expérience du tournage, qu'il n'était pas possible d'anticiper, sinon dans sa configuration initiale, qui devait être le plus simple possible. Partis à trois pour fabriquer les images du film au fil de ce qui pouvait surgir devant la caméra, Benjamin Graindorge s'est naturellement glissé dans le dispositif pour y introduire cette figure de pèlerin engagé dans un mouvement qui peut faire signe vers l'idée de retraite et de retour à soi. En ce sens, Marcher puis disparaître résulte de l'expérience d'une forme préalable qui déploie son propre contenu. La pensée minimale que le film développe se donne moins comme une intention initiale que comme le résultat d'un processus qui a sa nécessité intrinsèque.

C'est en cela que Marcher puis disparaître a véritablement à voir avec la marche et le cinéma, comme pratique mais aussi comme lieu d'accueil des images. Un objet filmique en effet ne peut jamais se réduire à une information dans une image, car il apporte avec lui une dimension d'expérience qui lui est tout à fait propre. Ce que la projection de Marcher puis disparaître met particulièrement en évidence, c’est que le film lui-même, s'il veut les donner à voir, doit franchir toutes les étapes qui permettent de joindre le lac salé depuis la ville de Şereflikoçhisar. Traverser un territoire à pied change notre rapport au monde et à nous-mêmes, en inscrivant ces relations dans une temporalité qui est celle de la marche et que le film retrouve à sa manière. Le film lui-même marche et découvre la singularité d’un paysage qui ne peut être éprouvé que dans et par l’épreuve d’un itinéraire conduit avec lenteur, sous un soleil puissant, une chaleur qui se montre elle-même dans le concret de ses effets et en manifestant la nécessité de l’ombre. La marche est pleine épreuve d'un territoire où le film, comme celui qui y chemine, est exposé. Ce qui donne à la marche tout son poids pour la pratique artistique qui s’en saisit, c’est cette ouverture qu'elle apporte, et que notre attention doit épouser, à une infinité de détails.

Le terme d’exposition est, s’agissant de Marcher puis disparaître, particulièrement à propos, puisqu’il s’agit d’un projet qui se décline pour plusieurs contextes et environnements. Il est du reste important que le regard puisse rencontrer des formes dont il ne n’est pas possible de dire a priori de quel registre ou de quelle pratique elles relèvent. Marcher puis disparaître est un objet modulaire, qui reflètent les multiples disciplines dans lesquelles sont engagés Romain Kronenberg et Benjamin Graindorge. Pensé en premier lieu pour la salle, qui seule permet de lui accorder le temps et la patience qu’il demande, le film est également à sa place dans les espaces de l’art contemporain, notamment par les bâtons de marche qui en tant qu'objets ont en quelque sorte vocation à être montrés en galerie. Au-delà, les formes modélisées en 3D qui s’inscrivent dans l’image à la fin du film font songer au land art, et disent à leur manière qu’une intervention sur le territoire, d’une certaine manière, a été opérée par la marche. Ces formes, dont la facture et les réactions, en terme d’ombres projetées notamment, se tiennent dans un non respect des phénomènes naturels,  opèrent un déplacement et peuvent de cette manière se donner plus directement comme une image de la pensée, comme l’extrême approfondissement d’une contemplation accordée à l’espace ouvert par le cinéma et tournées vers des lignes, des perspectives d’une simplicité qui, à la source et au terme du film, lui donne son sens et son enjeu véritables. Car c’est par cette simplicité qu’un film peut donner au regard ce qu’il a en propre, une durée, un temps, une musique reçus en eux-mêmes, et être ouvert à des signes ambivalents et non revendiqués – un fou et un pèlerin se tiennent ensemble derrière un même visage – qui gagnent l'écran librement et découvrent en lui une forme spirituellle qui vient du lointain et le traverse, pour nous atteindre.

-
Compte rendu du séminaire Cinéma / Parole du 31 mai 2015.


| Auteur : Rodolphe Olcèse
| Artiste(s) : Romain Kronenberg
| Lieu(x) & Co : Collège des Bernardins

Publié le 02/06/2015