Fellini en Équateur

Lucas Taillefer est programmateur au cinéma Ochoymedio à Quito et pour le Festival Eurocine 2014 (Équateur). Il évoque la situation du cinéma en Equateur, du point de vue de ses formes, de sa production et de sa diffusion et de son cheminement possible, ouvert par la création d'un CNC il y a 6 ans. 

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ABLC : Qu'est-ce que l'Ochoymedio ?

Lucas Taillefer : L’Ochoymedio est une folie créée de toutes pièces par des producteurs, cinéastes et cinéphiles de Quito en 2001. Je me souviens avoir été á l’ouverture de la salle. Le film c’était : In The Mood For Love. Du jamais vu à Quito. Entre 1999 et 2000 au moment de la plus grosse crise financière en Équateur et de la dollarisation de l’économie, une grosse production hollywoodienne vient en Équateur pour tourner un film d’actions et de muscles, avec Meg Ryan et Russell Crow. Afin de baisser les coûts de production, le studio décide d’engager des « locaux » qui, bien que moins payés qu’aux États-Unis, vont toucher des salaires en dollars américains et des sommes faramineuses pour l’époque ! Ces sommes ont financé en grande partie la création de l’Ochoymedio. Ensuite, l’Ochoymedio est devenu une référence au niveau d’une certaine population avide de contenus différents et innovants. En se situant d’emblée du côté des arts et non pas seulement du cinéma, l’Ochoymedio a proposé des événements culturels divers et variés. Sans aucun fonds public - le cinéma ne fonctionne évidemment pas sur les recettes liées aux entrées, le lieu a développé des projets parallèles à la salle qui lui permettent de se maintenir plus ou moins à flot. 

ABLC : Qu'est-ce que le Festival Eurocine ?

Lucas Taillefer : L’Eurocine est un festival aussi vieux (ou aussi jeune) que l’Ochoymedio. Le format existe dans d’autres pays d’Amérique Latine où il est souvent directement organisé par les ambassades. Ici, l’organisation est confiée à l’Ochoymedio qui en a fait un de ses festivals. Avec certains pays, nous choisissons les films ensemble ; d’autres imposent leur programmation. Lorsque je suis arrivé à l’Ochoymedio, je me suis approprié le Festival et j’ai conçu d’autres programmes : c’est de cette initiative qu’est née cette année l’idée d’un partenariat avec Cinémas 93 (je leur ai proposé une carte blanche et ils ont constitué un programme de films courts soutenus par le fonds d’aide du Département de la Seine-Saint-Denis) et avec l’école des Gobelins qui ont proposé un programme de films d’animation de fin d’études. Ici, le Festival reste un événement attendu car il est l’occasion de voir des films qui ne peuvent être vus ailleurs…Malgré ses onze ans d’existence et son succès relatif, il pourrait réellement décoller s’il assumait une programmation résolument indépendante. Mais il nous manque du temps. Nous ne pouvons pas y travailler toute l’année. 

ABLC : Comment as-tu élaboré la programmation de cette 11e édition du Festival ?

Lucas Taillefer : Le Festival dispose de catégories de programmation qui existent depuis sa création et qui veulent montrer le cinéma européen dans toute son ampleur, c’est-à-dire depuis le cinéma contemporain, en passant par le cinéma jeune public, jusqu’aux perles du cinéma patrimonial. Par ailleurs, il a toujours mis à l’honneur un réalisateur ou un acteur à travers une rétrospective. J’ai proposé pour cette édition une part de la longue filmographie d’Alain Resnais car il me semblait pertinent de le faire connaître de ce côté-ci de l’Atlantique et d’avoir une pensée pour lui l’année de sa mort. L’idée du Festival est de donner à voir un cinéma européen varié et multiculturel. S’arrêter aux frontières de l’Union européenne me semble une aberration puisque le cinéma qui se produit au sein de l’Union se nourrit des cultures voisines. Ce dernier point est intéressant à souligner car certaines ambassades m’ont reproché de vouloir par exemple intégrer la Turquie prétextant que le Festival n’était pas un festival de cinéma européen mais un festival de l’Union… Je commence donc mon éditorial dans le catalogue en rappelant que Europe, la princesse de la mythologie grecque, est née au Liban. De quoi repenser les enjeux culturels de l’Europe qui dépassent, bien entendu, les frontières économiques de l’Union européenne. 

ABLC : Sur quoi as-tu travaillé en plus pour cette édition ? 

Lucas Taillefer : J’ai souhaité proposer du cinéma d’animation pour les grands (décoller le cinéma d’animation de son étiquette de dessins animés pour enfants qu’il a trop souvent ici). Le programme proposé par les Gobelins sert la richesse des différentes techniques de ce genre. Aussi, j’ai amené du court métrage, notamment grâce au partenariat avec Cinémas 93 qui proposait un éventail de genres et de styles, pour défendre ce format comme un vrai format de cinéma et non pas seulement le brouillon d’un premier long métrage. Le long métrage n’est pas une fin en soi. Je pense que beaucoup de cinéastes ici gagnerait à faire davantage de films courts, cela améliorerait la qualité des longs métrages…

ABLC : C’est-à-dire ?

Lucas Taillefer : Certains réalisateurs se lancent dans un long métrage sans aucune expérience de ce que raconter une histoire implique. Le court métrage est un format passionnant et ambitieux car il faut raconter en peu de temps, être concis. De fait, le film court a l’intérêt d’être une forme en soi et un exercice. Les réalisateurs ici, parfois, veulent directement accéder au statut de cinéaste alors que ce qui devrait les motiver c’est d’abord l’expérience du film, du récit et de la nécessité du cinéma. Or, la doxa veut que l’on accède au statut de réalisateur seulement par le long métrage.

ABLC : Quel est ton sentiment général sur le cinéma indépendant en Équateur ? 

Lucas Taillefer : Le cinéma indépendant ou les cinémas indépendants? Il n’y aurait que du cinéma indépendant en Équateur, dans le sens où il n’y a pas de « grosses productions » puisqu’il n’y a pas de sociétés pour les porter. La plupart des longs métrages commerciaux ont le même budget, aux environs de 400 000 dollars (soit 300 000 euros), ce qui correspond à une petite production américaine ou européenne. 

Beaucoup de films de fiction ont la prétention de jouer dans la cour de ce qu’ils pensent être le cinéma indépendant : pas seulement d’un point de vue économique mais bien du point de vue esthétique. 

ABLC : Que veux-tu dire ? 

Lucas Taillefer : Le problème est la définition même du terme « indépendant ». De quoi parle-t-on : d’un système économique ? d’une esthétique cinématographique ? J’entends souvent dire : « j’aime beaucoup le ciné indé américain » ; mais lorsque l’on dit cela, assume-t-on que « le ciné indé » est une forme esthétique ? Cela ne veut rien dire « d’aimer » ou de ne pas « aimer » un budget. 

Les réalisateurs qui évoluent dans le circuit commercial, à l’échelle du pays, essayent de copier ce qu’ils pensent être le cinéma indépendant européen ou américain, d’un point de vue esthétique - mais pour l’Équateur, ces réalisateurs ne sont pas considérés comme indépendants puisqu’ils sont distribués dans les circuits commerciaux. En outre, le CNC équatorien est presque seul à financer ce cinéma - alors peut-on réellement parler d’indépendance ?

Le cinéma indépendant apparaîtrait davantage au travers du phénomène très présent dans le pays : le « bajo tierra » (« sous terre », « underground »). Ces films sont très répandus et très vus. Ils sont distribués via les réseaux de pirates qui ont pignon sur rue. Ils n’accèdent jamais ou presque aux fonds d’aides publics de l’état. Leur système de financement est local : les aides proviennent soit de micro-entreprises soit des acteurs eux-mêmes qui, bien entendu, ne sont pas professionnels. Ces acteurs payent pour apparaître dans le film. Selon la quantité d’argent qu’ils investissent, ils incarnent des personnages plus ou moins importants et meurent plus ou moins vite. Les histoires de ces films s’apparentent à ce que nous pourrions qualifier en Europe aux aux États-Unis de série B.

Quant aux salles de cinéma indépendantes, il n’en existent aucune sauf l’Ochoymedio. Les autres salles sont soit des multiplexes organisés sur le modèle nord-américain, soit des salles qui appartiennent entièrement à l’état : la Cinemateca Nacional et Flacso Cine. Ces salles sont pieds et poings liés aux politiques culturelles officielles, parfois discutables.  

ABLC : Comment s'articulent la production et la diffusion (distribution, exploitation) ?

Lucas Taillefer : Les politiques publiques se concentrent sur la production et l’aide à la production. Les fonds réservés à la distribution et à l’exploitation sont très faibles voire inexistants…que dire alors de la diffusion ?

La distribution du cinéma en Équateur est elle-même presque inexistante. Les films qui arrivent en salle obéissent aux schémas suivants:
- il peut s’agir de distribution interne : le multiplexe achète les films qu’il va exclusivement passer dans sa salle. Avant, avec le 35 mm, nous avions accès à ces films en troisième ou quatrième semaine. Maintenant, avec le DCP, nous n’y avons plus du tout accès ;
- il peut aussi s’agir de sous-distribution : le multiplexe négocie avec des pays voisins, surtout la Colombie, la location de certains films. Dans cette catégorie on peut trouver des films comme Amour de Haneke ou La vie d’Adèle de Kechiche mais ils ne resteront sur les écrans qu’une ou deux semaines. Ce n’est pas rentable pour ces multiplexes qui vont préférer Spider Man.

La distribution indépendante telle qu’on la connait en Europe existe en tout petit nombre, seules deux ou trois personnes la portent.

Enfin, il y a l’Ochoymedio qui fait le choix de distribuer du cinéma très indépendant : L’Inconnu du lac, Holy Motors, Force majeure. C’est un créneau que personne n’avait occupé jusque-là. Nous pouvons nous permettre d’acheter ces films parce que nous faisons partie d’un réseau de distribution latino-américain, appelé LA RED. Ce réseau réunit des distributeurs du Mexique, de Colombie, d’Argentine, du Chili, du Costa Rica et de l’Équateur. Son principe est de proposer des offres groupées aux vendeurs internationaux puis de partager les frais de communication, de diffusion, de sous-titrage, etc. L’Ochoymedio est le seul distributeur de ce groupe à posséder également une salle, ce qui rattrape l’insuffisance de notre réseau national : ainsi, je suis certain de pouvoir placer le film au moins dans une salle…

ABLC : Où va le cinéma en Équateur ? 

Lucas Taillefer : Le cinéma équatorien est très jeune. Il faut tout de même remettre les choses dans leur contexte. Il y a à peine dix ans, il y avait deux à trois films qui sortaient en salle par an; cette année, il y en a eu vingt-cinq. Ceci est évidemment dû à la création du Ministère de la Culture et du CNC il y a six ans. 

Le cinéma national a encore beaucoup de chemin à parcourir. Mais il est dur de s’exprimer de façon originale dans une époque où on peut tout voir sans distinctions…Les « vieilles générations » de cinéastes n’ont pas étudié le cinéma ou alors l’ont étudié à l’étranger (États-Unis, Cuba, Europe) et les jeunes générations se retrouvent dans une situation globale où le faire est plus important que le penser. Les écoles de cinéma qui se sont créées récemment misent tout sur ce faire. Ce qui forme, sauf quelques exceptions, des cinéastes qui savent réaliser (une image, un cadre, un son) mais qui ne savent pas diriger un projet de cinéma, qui ne savent pas où ils vont. Les acteurs sont faibles, les films paraissent peu construits, non finis.

La production de documentaire dans le pays révèle une tradition beaucoup plus forte que la fiction, pour plusieurs raisons. La première est économique : pendant longtemps, faute d’argent public ou privé, pour faire du cinéma, il fallait produire avec de très petits budgets : le style caméra directe s’est alors développé. L’autre raison, selon moi, s’origine dans un besoin de mémoire face à de nombreux non-dits de la société : le documentaire est apparu comme une solution alternative et revendicative. Certes, il s’agit d’un certain type de documentaire d’investigation, on voit très peu d’essais, de documentaires poétiques…

Alors, où va le cinéma? Je ne sais pas. Il emprunte des chemins de traverse. Ce qui est certain c’est qu’il est aussi singulier et multiple que la société équatorienne.


| Auteur : Clément Postec

Publié le 18/09/2014