Roulez jeunesse. Entretien avec Marylène Negro

Roulez jeunesse est un projet artistique développé par Marylène Negro, qui consiste à faire rentrer, par surprise, sans crier gare pourrait-on dire, le cinéma dans la vie d'un collège. Un fond sonore composé de cents extraits de films, lesquels sont tous disponibles dans une cinémathèque, c'est-à-dire une collection mais aussi un espace où elle puisse véritablement exister, vient aini, selon un cycle déterminé, troubler les habitudes des élèves et de leurs enseignants tout au long de l'année.

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ABLC : Roulez jeunesse est un projet auquel tu pensais depuis quelques temps. Est-ce que tu peux retracer brièvement sa mise en place ?

Marylène Negro : Je souhaitais depuis longtemps réaliser un tel projet et je l'ai proposé pour le nouveau collège Anita Conti de Saint-Nazaire. Mon désir était de transmettre mon amour du cinéma. Dans le cadre du 1% artistique d'une construction publique, c'est un projet novateur et complexe à réaliser. Je salue l'audace du jury et remercie la complicité du principal, qui a généreusement accueilli ce projet au sein de son collège. J'ai confié la supervision du projet à l'agence Eva Albaran et nous avons réuni une équipe de personnes que j'estime, dont les compétences respectives ont permis de mener à bien la mise en œuvre.

Plusieurs composantes entrent en jeu dans ce projet. À l'entrée de l'école, les élèves sont accueillis par une grande enseigne en tôle émaillée au format d'une affiche de cinéma, qui annonce blanc sur bleu la couleur : Roulez jeunesse.

Le projet déploie deux dimensions, sonore et visuelle, la première amenant la seconde. C'est à la fois une installation sonore et la constitution d'une cinémathèque à partir de cent films que j'ai choisis pour les élèves du collège. De chacun de ces films j'ai extrait, avec toi Rodolphe, une courte séquence sonore. Ce morceau choisi devait pouvoir représenter le film, mais aussi avoir la puissance d'un appel. À chaque fois, il fallait que des mots ou des sons puissent agir, et interpeller les personnes auxquelles ils s'adressent. Nous avons mis en place avec Jean-Denis Filliozat, l'ingénieur du son, une banque sonore de ces cent extraits qui, programmés sur l'année scolaire, viennent trois fois par semaine remplacer la cloche habituelle. Celle-ci, également inédite, que nous avons composée à partir de sons d'ambiance empruntés à l'environnement marin, pour faire rentrer la mer dans le collège. Les extraits sonores des films sont diffusés à des moments où la communauté du collège se rassemble — le lundi matin à 9h — ou se disperse — le mercredi midi et le vendredi en fin de journée. Cet événement sonore, c'est le facteur d'un partage collectif. Ce sont des moments qui recréent du lien dans la semaine pour un collégien et une équipe pédagogique. Les sons d'appel, c'est à chaque fois un instant où le signal habituel se transforme en une surprise.

L'autre dimension importante du projet, c'est la cinémathèque. C'est une salle attenante au CDI, réalisée aux couleurs de Roulez jeunesse avec le bleu cyan de l'affiche-enseigne et des jaquettes de boîtiers dvd, dont la maquette dédiée légende et résume le film. La salle est équipée d'un grand écran plasma et d'un lecteur dvd, de casques sans fil et de poufs pour visionner les films, chacun pouvant être emprunté au CDI au même titre qu'un livre. Une étagère en métal émaillé blanc, que j'ai dessinée, a été fabriquée par Michel Delarasse. Elle trace au mur une ligne horizontale de cent boitiers dvd sur laquelle oscillent les titres des films. De même que le dispositif de sonnerie sert aux sons d’appel, tous les ordinateurs du CDI et de la salle multimédia sont mis en œuvre et diffusent sur leurs écrans de veille un générique défilant des cent titres de la filmothèque. Consultable sur le tableau de bord, un fichier pdf à l'icône Roulez jeunesse déroule à son tour les 100 jaquettes légendées.

La sélection des films a été longue et délicate. Je suis souvent revenue sur mes choix, confrontée à des exigences, la première étant que des droits de consultation et de prêt puissent être acquis par le collège. Par ailleurs, je voulais que la cinémathèque propose un seul film par réalisateur choisi. La difficulté était de savoir comment réunir des films intéressants et captivants pour des adolescents de onze à seize ans et de proposer une histoire du cinéma dans laquelle ce jeune public ait envie de s'aventurer. Obtenir de cette cinémathèque qu'elle soit à la fois un outil de travail et un objet de curiosité. Amener progressivement les collégiens aux origines du cinéma avec Le Voyage dans la lune de Georges Méliès, à côté de films plus parlants pour leur génération comme Skyfall, Inception, Mulholland Drive… des titres qui attirent l'œil des adolescents et les inciteront, je l'espère, à s'intéresser à d'autres films plus exigeants. Les enseignants peuvent également se servir de la filmothèque comme d’un soutien pédagogique, et disposent du calendrier annuel de diffusion des sons d'appel, pour pouvoir éclairer les élèves curieux de connaître les films correspondants aux sons entendus (sans toutefois leur dévoiler les sons à venir).

ABLC Ce projet est une installation sonore aux dimensions d'un collège. Il y a une chose qui est spécifique au son, c'est qu'on ne peut pas le refuser, il nous traverse, on le reçoit nécessairement intérieurement. Dans le cadre de ton projet, le son vient habiter la communauté tout entière. Est-ce que dans le choix des extraits, tu avais à l'esprit le fait que tu allais rentrer dans l'intimité de cette jeunesse ?

Marylène Negro : Roulez jeunesse consiste à développer la perception des sons chez les adolescents. Pour améliorer la qualité de diffusion, nous avons d'abord remplacé dans le dispositif de sonnerie en place le matériel de base par de très bons haut-parleurs. Chaque son d'appel surgit par effraction, libère l'esprit. En l’espace de trente de secondes, le son envahit le lieu, dresse des images, édifie un monde. Chaque son est une courte citation, un petit fragment d’une histoire sonore. Il imprime des sensations visuelles rapides et fait appel à un imaginaire collectif. Lors d'une récente visite au collège, j'ai rencontré plusieurs classes et les élèves ont de suite réagi à un son entendu. Ils avaient reconnu Il était une fois dans l'ouest et Les Demoiselles de Rochefort, et cela a engagé toute une discussion avec le professeur de musique, qui leur a demandé qui étaient les réalisateurs de ces films, qui en avait composé la musique, quels autres films étaient réalisés par ces mêmes cinéastes. Les sons mettent en place un mécanisme d'images mais aussi d'échanges.

ABLC Les sons surgissent de manière soudaine et imprévisible, car on ne peut pas anticiper leur contenu. Cela provoque des émotions immédiates, qu'on peut lire sur les visages.

Marylène Negro : C'est à chaque fois un sourire. Le surgissement de sons énigmatiques ou reconnaissables crée une rupture dans le rythme de la classe. Le rythme pulsé dans le son met l’oreille en alerte et crée une attention immédiate. Les élèves sont sur le qui-vive face à un son qui passe par un haut-parleur et qui ne se présente pas avec sa carte de visite visuelle. Il se demande « qu’est-ce que c’est ». Tout un imaginaire s'ouvre par le son. Chaque son d'appel s’inscrit comme une ponctuation : un bruit, un éclat de conversation, venant rompre l’ambiance. Les sons sont extraits de films de tous genres : science-fiction, western, fantastique, films d’action et de poursuite. Des sons emblématiques de l’anecdotique sonore : sifflements de train à vapeur, cris, bruits de voix, tonnerre, etc., déjà intégrés dans l’imaginaire et qui font partie de notre patrimoine sonore.

ABLC Dans le son, il y a une dimension de transmission qui rejoint et soutient à sa manière, de façon transitive et en franchissant l'espace, la transmission du savoir que doit mettre en œuvre une école.

Marylène Negro : Le son est ramené au premier plan dans la sonnerie. L’idée est de faire repenser le cinéma par la bande son. L'irruption d'un extrait sonore peut faire vibrer la sensibilité des élèves et peut-être déclencher en eux le désir de voir le film. Découvrir des films dans le cadre de l’école pourrait inciter les adolescents à réaliser un mini ciné-club et échanger leurs points de vue sur ce qu'ils auront vu. Cette initiative peut développer chez eux la volonté de faire des films. De grands réalisateurs, comme François Truffaut, Maurice Pialat, Jean Eustache se sont passionnés très jeunes pour le cinéma. 

ABLC Un appel, c'est aussi une adresse. On appelle quelqu'un pour qu'il réponde.

Marylène Negro : La présence abstraite des sons incite les adolescents à découvrir les images. Le déplacement crée un autre type de rapport à l’image et au film. Ce projet joue sur la mémoire des sons. Peut-être que dix ans après, s’ils vont voir ou revoir l'un de ces films, les élèves se rappelleront les sons d’appel et les films qu’ils auront découverts au collège. Peut-être aussi que ce projet leur donnera envie d’aller au cinéma, ou d’en faire.

ABLC À sa manière, ce projet s'inscrit dans des gestes de cinéma que tu as pu déployer avec X+ ou Daymondes, qui reposent sur des plateformes de matériaux visuels et sonores qui composent une image par strates, par sédimentation.

Marylène Negro : Roulez jeunesse est un projet entièrement tourné vers des collégiens, que je cherche à intéresser au cinéma. Cette expérience partage avec X+ et Daymondes une dimension très humaine : la collectivité. Dans X+ ou Daymondes — à l'encontre de mes autres films où le spectateur est souvent la seule présence humaine — un foisonnement de gens font face à l'existence, s'entrecroisent et tissent un matériau vivant d'où émergent des figures, des silhouettes, des gens, des citoyens dont l'histoire se recoupe, s'entrechoque, se répond. Selon un mouvement proche de ces deux long-métrages, Roulez jeunesse s’est accumulé dans le temps, et les prélèvements opérés comme des carottes géologiques dans les strates de X+ sont quelque part à l'image des sons extraits du bruissement des cent films. Roulez jeunesse fait résonner les sons dans un jeu de corrélations qui les relance autrement, pour appeler quelque chose de nouveau : un événement, surgi dans l'existence quotidienne d'un collège.

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Pour en savoir plus sur le projet, vous pouvez consulter le site Internet de présentation qui lui est dédié  : www.roulez-jeunesse.net


| Auteur : Rodolphe Olcèse
| Artiste(s) : Marylène Negro

Publié le 28/10/2013