L'Art et les formes de la nature #3. Pierre Villemin

De nature en uchronie

Pierre Villemin est vidéaste. Il réalise des films depuis 1998 et enseigne à l’École Supérieure d’Art de Lorraine. En juin 2020, Pierre Villemin a mis en place Seek The Sun, un festival en ligne de cinéma expérimental. Ses œuvres et son enseignement se caractérisent par la place centrale qu’y occupe la plasticité de l’image et par un effort constant pour développer des formes filmiques qui relèvent de l’essai. Cette importance que trouve la plastique de l’image dans les films de Pierre Villemin tient sans doute au fait qu’il a été chef opérateur, dans les années 1990, avant de se consacrer à ses propres films, qu’il réalise en dehors des circuits industriels de production. Une abondante archive personnelle d’images et de documents permet à Pierre Villemin d’approcher la réalisation comme une pratique d’atelier dans laquelle la nature tient une place significative.

Dans les films de Pierre Villemin, la nature est présente comme le cadre privilégié dans lequel l’image vient s’établir. Elle y opère par couches, en donnant l’opportunité à la caméra d’accueillir les traces d’une histoire qui vient se sédimenter en elle. Les éléments naturels s’intègrent plastiquement à ces films, dont la temporalité est toujours tendue entre un passé recueilli dans ses strates sensibles et un avenir placé sous le signe d’une « intranquilité ». Les films de Pierre Villemin se comprennent ainsi comme des images dialectiques, ce en quoi, dit Walter Benjamin, « l’Autrefois rencontre le Maintenant dans un éclair pour former une constellation » (Paris, Capitale du XIXe siècle).

Ces dimensions de la pratique vidéo de Pierre Villemin sont particulièrement manifestes dans ses travaux récents : Prospecto (10’, 2019), Carnet perçu (2020) et Le Nécrophone (2020). Prospecto s’ouvre sur une scène banale en apparence. Un personnage accroche un tableau au mur avant de sortir de sa demeure. Des paysages se succèdent, apparaissent puis disparaissent, pour nous conduire à un ancien fort militaire en ruines qui nous réintroduit dans le tableau sur lequel le film s’est ouvert.  Ce tableau est une vue de Metz par Albert Marks, peintre lorrain qui s’est consacré aux paysages messins. Pierre Villemin a vécu avec cette peinture pendant toute son enfance, chez ses parents. Maintenant accrochée dans sa propre cuisine, cette vue du Mont Saint Quentin est devenue une réelle présence, une compagnie quotidienne. Le cinéaste a cherché, sans succès, à retrouver le point de vue depuis lequel le tableau a été composé et finit par l’animer par un procédé d’incrustation numérique d’une image mobile dans le cadre offert par la toile. Ce geste exprime comment cette peinture se donne à la fois comme la source et l’horizon du film. Prospecto éprouve les potentialités de cette peinture et cherche à mettre à jour son cheminement initial, en posant un cadre de prise de vues qui tout à la fois accueille les déambulations de Pierre Villemin et met le paysage à l’épreuve de la plasticité de l’image. Les plans du film offrent beaucoup de perspectives et le regard s’enfonce simultanément dans la nature et dans l’image. L’élaboration de ces perspectives vient répondre à un appel du paysage de Marks et témoigne d’une volonté de ne faire plus qu’un avec cet élément vivant. C’est en ce sens que le dernier plan associe à l’animation de la vue peinte par Marks des éléments sonores – le bruit blanc de la ville – qui viennent contraster avec le caractère fabriqué de cette dernière image.

Le titre du film invite à moduler les différents sens du mot Prospecto, qui en latin signifie « regarder en avant », « suivre au loin », mais aussi « prédire l’avenir », où « s’attendre à quelque chose », autant de dispositions qui pointent vers la forme de l’uchronie que ce film ne prend pas en charge à strictement parler, mais que d’autres films de Pierre Villemin travaillent spécifiquement. Il y a ici un désir d’immersion dans la nature, une volonté de retrouver ses dimensions originelles et de les donner comme horizon d’une existence présente. Le surgissement de deux biches dans le film joue à cet égard un rôle essentiel, celui d’opérateur d’un vis-à-vis avec la nature. Un tel vis-à-vis, le film lui même ne pouvait pas le produire ni l’anticiper. C’est pourtant l’accueil de cet heureux hasard d’une présence animale qui permet à Prospecto de trouver la voie de son accomplissement. L’animation numérique du tableau de Marks ne vise-t-elle pas en effet à introduire dans une figuration toute humaine quelque chose d’une vibration de la nature, de la vie elle-même ?

Le Nécrophone est réalisé à partir d’images tournées il y a une quinzaine d’années. Ce film se situe à la confluence de plusieurs flux, de plusieurs histoires auxquelles Pierre Villemin s’intéresse depuis longtemps. Il met en présence les figures d’Albert Marks et de Verlaine, qui est né à Metz, en fictionnant une rencontre entre ces deux personnages. Jean-Pierre Petit, astrophysicien connu pour ses recherches en ufologie, vient complexifier cette situation initiale, en introduisant dans le film une part de science-fiction. Le film se situe ainsi clairement à la jointure de temporalités multiples : le passé des témoignages sonores utilisés s’articule à un effondrement à venir, dont le film postule qu’il a déjà eu lieu en mettant en scène des scientifiques en quête de traces du monde « d’avant ». Si le film est clairement une fiction, son récit s’élabore donc à partir d’éléments concrets et de problématiques contemporaines. La fiction et l’uchronie y deviennent les moyens de donner à voir une inquiétude et une incertitude dont on peut sans doute dire qu’elles structurent désormais le champ de nos expériences sensibles. Le Nécrophone pose ainsi des questions liées à la fonte du permafrost et à la libération des virus qu’elle induit. Ces questions très actuelles sont évoquées au moyen d’images dont le contenu n’est pas immédiatement attaché à la représentation de ce qu’il est désormais convenu d’appeler l’anthropocène. Cette tension entre la plasticité des images et l’évocation d’une catastrophe qui échappe, par la force des choses, à toute représentation sensible, fait du Nécrophone un film qui résonne fortement avec le présent. Le film prend des allures de documentaire d’anticipation en lien avec des réalités probables, une réalité qui « continue d’exister quand on a cessé d’y croire » (Philip K. Dick) selon les derniers mots du film.

Le récit du Nécrophone est une fiction qui s’alimente de propos de plusieurs philosophes et scientifiques. Pablo Servigne notamment invite à une forme de résilience par rapport à la question de l’effondrement qui vient. L’enjeu est de penser les modalités d’une fabrique en commun dans une société qui ne suscite guère que des passions tristes et des sentiments désabusés. Le collectif doit prendre le pas sur ce qui semble nous séparer, à commencer par les virus. Certains aspects de ces propos sont réinvestis autrement dans le Nécrophone, qui s’attache à distiller ces enseignements dans une forme plastique susceptible de les faire entendre autrement. Le film invite ainsi à produire un écart à l’endroit du réel pour l’appréhender à nouveaux frais. L’uchronie touche ainsi, par la vertu de cette pratique de l’écart, à une dimension importante de la pensée de l’utopie, telle que Fourier l’a développée notamment.

Le cinéma de Pierre Villemin procède d’une tension entre la mémoire des « datas » – des données visuelles – et la mémoire de la peinture. Comment circuler dans une mémoire numérique exponentielle ? Pour Pierre Villemin, la difficulté se résorbe d’elle-même. La vidéo peut, comme la peinture, se situer intégralement dans le faire et approcher les archives visuelles comme une matière à travailler. La circulation dans les unités de stockage devient ainsi un geste purement instinctif, qui répond à la volonté de faire vibrer un processus narratif. Les outils et matériaux sont disponibles, à portée de main, et le film est d’emblée désentravé de bien des obstacles liés à la nécessité de trouver des moyens pour concevoir des images qui n’existeraient pas encore. Les disques durs deviennent ainsi des auxiliaires d’une attention d’ores et déjà engagée dans la réalisation d’un film qui cherche sa forme dans le faire, dans la manipulation des images. Cette tension entre le passé des images et le présent de la réalisation est aussi travaillée en référence à Chris Marker, et en particulier à La Jetée, qui traverse tout le cinéma de Pierre Villemin. Ce film, cité dans Le Nécrophone, innerve souterrainement Carnet perçu. Notons également que son film Souvenir d’un avenir tisse un lien entre La Jetée de Chris Marker et L’Année dernière à Marienbad d’Alain Resnais, en proposant une analyse filmique comparée, menée avec les outils du cinéma.

Les images de Pierre Villemin se tournent comme des pages. Elles relèvent d’un travail de composition presque musical, qui chercherait à produire de multiples vibrations sonores à partir d’une seule et même note. Ce sont des images composites, entremêlées, intriquées les unes dans les autres. En cela, elles redoublent une forme particulière de la nature, celle de végétaux qui se mêlent les uns aux autres. L’attention aux surfaces réfléchissantes est aussi une manière de chercher dans la nature une invitation à se saisir d’images dont l’effectuation est déjà initiée, une invitation à composer à partir de traces de ce qui commence déjà à faire image. Dans Le Temps du paysage, Jacques Rancière évoque le pittoresque de la nature comme une intrication de multiples textures et de multiples matières. Le paysage consiste à trouver une unité dans cette variété, dans cette diversité de formes qui s’associent et se mêlent pour produire autre chose. Cette intrication implique que quelque chose échappe à l’attention. C’est à cette problématique du paysage qu’est confronté Pierre Villemin, dont les images composites sont faites à partir de plans tournés avec des caméras à très haute définition. Plus les images sont précises et définies, plus elles offrent de possibilités pour se brouiller et se tramer les unes avec les autres. La surimpression, la composition par couches d’images permet de faire apparaître une forme qui s’établit par le seul soutien des images. C’est le faire qui donne la possibilité à la forme d’apparaître, ce qui là aussi nous rapproche d’une pratique de peintre en atelier et conduit à appréhender l’image comme une opération dynamique de mise en relief. Cette manière de contrarier le dimensionnement 2D de l’image est par ailleurs particulièrement cohérente avec le mode de récit des films de Pierre Villemin, qui entretisse plusieurs temporalités pour mettre en exergue les aspérités du présent.

La trajectoire épousée par Carnet perçu est plus complexe que celle de Prospecto et du Nécrophone. Nous sommes en présence d’un journal intime. Le film travaille sur l’impression de déjà vu et envisage la nature comme un texte qui intercèderait pour expliciter la pensée du cinéaste. Carnet perçu évoque lui aussi la mémoire, le souvenir et son mode de surgissement. Cette forme poétique et mystérieuse ménage des espaces de flottement pour que le sens bouge, pour que les choses se déplacent. L’impression de déjà vu se dénonce elle-même dans la relation du film aux spectateurs. La plasticité y est centrale, mais c’est cette relation avec un regard tourné vers les images qui la module et permet de l’éprouver. La musique apporte une dimension tragique et accuse l’idée de corruption qui émerge dans l’attention que le film accorde au motif de la rouille. Pour ce film, Pierre Villemin utilise des images tournées dans des jardins ouvriers aujourd’hui abandonnés. La corruption, la décomposition est filmée parce qu’elle est là, à l’image de cette pomme qui a muri outrageusement, et qui produit du récit. Ce film s’intéresse aux traces d’événements passés, mais la question du sens de ces résidus n’est pas fondamentale. L’enjeu est de faire un monde à part entière de cet agencement de traces que le film propose.

Carnet perçu donne à entendre des textes sur le jardinage, ce qui nous introduit à un territoire d’espérance. Le jardin en effet est un terrain dont on espère qu’il va produire quelque chose, c’est un espace ou l’attention se fait attente et l’attente, attention. Il nous fait voyager en avant, à la manière du mouvement des images, tendu vers une résolution toujours à venir, toujours sur le point d’apparaître, dans un équilibre incertain entre le très petit et le très grand. Carnet perçu passe inopinément d’un plan d’une succession de satellites d’Elon Musk (Starlink) qui lézardent le ciel avec une régularité terrifiante à un plan sur des fourmis filmées de près, sillonnant sur une écorce d’arbre. L’accélération du mouvement des insectes produit, a contrario de la trajectoire des satellites, une impression de chaos, de grande liberté. Ce geste de montage vient objecter la vitalité de la nature à ce furieux esprit de conquête qui vient blesser jusqu’au ciel étoilé. Il vient également jeter une lumière rétrospective sur l’ensemble du chemin parcouru par Carnet perçu, mais sans doute aussi par l’ensemble de la pratique vidéo de Pierre Villemin : ce sont aujourd’hui les herbes sauvages, les matières rouillées, les reflets qui n’ont à offrir que leur propre évanouissement, toutes ces formes fragiles de la nature, qui donnent sa densité et son poids de mystère à notre présence, décidément inexplicable, au monde et aux autres.

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Compte rendu de la séance du séminaire L'art et les formes de la nature du 3 novembre 2020, animée sur Zoom par Vincent Deville et Rodolphe Olcèse.


| Auteur : Rodolphe Olcèse

Publié le 23/11/2020