L'Art et les formes de la nature #1. Marylène Negro

La nature envisagée

3 visages en somme se présente comme une trilogie réalisée à partir d’archives familiales conservées à la Cinémathèque de Saint-Etienne. Cette œuvre de Marylène Negro nous rappelle qu’il n’y a pas de film qui ne soit, d’une manière ou d’une autre, confronté à la nature et qui ne pose, par son contenu même, la question de l’impensé des images. Pendant longtemps, le motif de la nature a été peu évoqué par les analystes des images en mouvement. La nature est simplement là, dans les films, sans qu’on ait eu particulièrement besoin d’y réfléchir ou de la penser. 3 visages en somme rappelle qu’on n’accède jamais à la nature que par les nombreux visages qui nous y ouvrent un chemin. Ce film montre que la nature est un cadre premier, le fond et le soutien de notre présence au monde et aux autres. À cet égard, une première lecture du film invite à rapporter chacune des trois parties aux grands règnes de la nature : le végétal est omniprésent dans l’épisode « Marconnet », l’animal dans l’épisode « Gourbeyre » et le minéral dans l’épisode « Parmelland ».

Marylène Negro n’a pas pour autant cherché à travailler ces motifs comme tels. Pour comprendre sa démarche, il convient de rappeler qu'elle n’a tourné aucune des images qui composent son film. Les vues d’origine ont en effet été filmées en pellicule 8, super 8, 9,5 et 16 mm par des amateurs, dont les noms de famille donnent le titre à chacun des épisodes de 3 visages en somme. En accueillant ces films de famille, Marylène Negro a souhaité les conserver dans leur chronologie et intervenir le moins possible sur la matière qu’ils lui offraient. Aussi s’est-elle contentée de choisir les instants qui la touchaient, de manière à obtenir un bout à bout de 16 minutes pour chacune des trois collections. Cette étape s’est accompagnée d’une conscience particulière : travailler sur des images d’une famille dont on ignore tout est très délicat et demande un soin particulier. Tous les moments qui sont présents dans son film ont donc été choisis parce que Marylène Negro pouvait y reconnaître quelque chose d’elle-même, de sa propre histoire ou de son propre rapport aux images, même si l’artiste souligne que sa propre famille ne pratiquait guère le film amateur. C’est pourquoi elle a accordé une place particulière aux moments historiques, bucoliques voire contemplatifs, qui se trouvent dans l’épisode « Parmelland » notamment, qu’elle a composé en travaillant exclusivement avec des images tournées en montagne. Ce dernier épisode, en sollicitant des films exposés sur de nombreuses années, mais qui semblent tous attachés à un même contexte, montre avec une force particulière les effets du temps sur les visages imprimés.

Le film de famille est une pratique qui induit spontanément un rapport à la nature. Les familles filment le plus souvent quand elles sont en vacances. Quand l’opérateur ne focalise pas sur ses proches, la nature prend le dessus avec une certaine évidence. Les moments de décadrages, de soubresauts et d’accidents sont l’occasion pour le paysage de pénétrer le cadre et de capter l’attention. Quand on voit du paysage, c’est donc souvent l’effet d’une maladresse. Il y a toutefois quelques contre-exemples notables, dans les films réalisés par Parmelland notamment, qui dénotent du fait qu’ils ont tous été tournés en 16 mm et sont le fruit de compétences techniques qui font souvent défaut aux films de famille. L’épisode « Marconnet » montre lui aussi un cas flagrant de captation du regard par la nature, avec les vues d’une rivière en crue qui cristallise le regard perçant à travers l’œilleton de la caméra, et conséquemment emporte celui des spectateurs tournés vers l’écran.

Si l’attention passe du visage au paysage, c’est que, dans les films de famille, l’un se fonde dans l’autre et inversement, ce que le dispositif technique mis en œuvre par Marylène Negro explore avec une profondeur inouïe. Les bout-à-bouts réalisés pour chacune des collections ont été inversés dans leur colorimétrie, en faisant l’objet d’un rendu tantôt en négatif, tantôt en inversion de couleurs, possibilités techniques qu’offrent aujourd’hui les outils de montage numérique. Les personnages qui figurent dans les films deviennent eux-mêmes des paysages, des êtres étranges et presque monstrueux, dans la mesure où ils deviennent des figures humaines inscrites dans un état de visibilité accrue. Pour chacune des familles, Marylène Negro a enregistré, sous la forme de captures d’écran, les différents visages filmés quand ceux-ci proposaient un regard caméra. Ces visages ont ensuite été associés les uns aux autres, par un travail de sédimentation visuelle rendue possible par une modification de l’opacité des images. Le film permet d’atteindre progressivement pour chaque famille un visage, qui n’est celui d’aucun de ses membres, mais qui les regarde tous comme l’inconnu qu’ils portent en eux-mêmes sans le savoir. Ce visage générique s’établit lentement dans le mouvement de chaque épisode, apparaissant plus ou moins dans le film au gré du contenu des images. Une large plage d’étendue blanche dans le paysage favorise en effet particulièrement le surgissement en surimpression de ce visage qui s’élabore sous le bout-à-bout des images en mouvement. À cet égard, il faut noter qu’un examen des rushes avec lesquels a travaillé Marylène Negro révèle que cet effet de surimpression est parfois présent dans les vues argentiques, où il n’est jamais que le résultat d’un pur accident, les familles concernées filmant parfois sans le savoir sur des pellicules déjà exposées. Cet accident n’est pas sans apporter au film de Marylène Negro des intensités liminaires que son processus de fabrication vient radicaliser.

3 visages en somme met en œuvre à plusieurs reprises ce que nous pouvons appeler des figures de la palingénésie. L’une de ces figures apparaît très frontalement lorsqu’est filmé, dans l’épisode « Marconnet », un mémorial aux martyrs de la résistance arborant un vers d’Aragon : « où je meurs renaît la patrie ». La palingénésie désigne un processus de renaissance qui peut engager les différents règnes naturels, le corps animal en décomposition nourrissant l’humus sur lequel poussent des végétaux dont d’autres animaux viendront se nourrir à leur tour. C’est encore cette figure de la palingénésie que l’on peut voir dans ce moment où des enfants jouent sur une plage à s’enterrer sous le sable, avant que le film ne passe subitement à des vues sur des arbres en bourgeons. Cette question de la palingénésie engage la création artistique elle-même, comme invite à le penser Robert Bresson quand il écrit, dans les Notes sur le cinématographe : « Montage. Passage d’images mortes à des images vivantes. Tout refleurit ». D’une certaine manière, on peut aussi envisager le film de Marylène Negro comme la tentative palingénésique de rejouer en contexte numérique quelque chose des puissances du médium argentique, ce que signalent d’ailleurs l’usage du négatif, le choix de préserver quelque chose du tourné-monté et la recherche d’une forme d’impression d’un visage. À cet égard, on peut remarquer que, des trois épisodes, « Parmelland » est sans doute le plus proche du cinéma en tant que tel. Toujours très bien filmées, les séquences qu’il égrène témoignent aussi d’un réel sens de l’apparition / disparition propre au médium filmique.

Les différents rapprochements que le film invite à faire, entre les jeunes enfants et les bourgeons par exemple, ne sont pas à proprement parler volontaires. Ils tiennent toutefois au fait que ces images ont été découvertes les unes à la suite des autres et que Marylène Negro a souhaité les conserver dans cette chronologie. Il était en effet important pour Marylène Negro de ne jamais intervenir dans la dynamique d’une séquence et de conserver quelque chose de la signature technique des images d’origine, dont les maladresses sont souvent vecteurs d’éclats visuels qui n’ont rien à envier aux cinéastes les plus aguerris.

Les trois collections sont traitées avec une sorte d’équivalence formelle, mais chacun de ces trois volets fait l’objet d’un travail sonore spécifique, réalisé par Marylène Negro elle-même. Pour composer ces environnements sonores, qui ajoutent une étrangeté et une indécision supplémentaire aux images, la plasticienne a utilisé des sons réalistes, empruntés à une banque sonore de montage : bruits de casserole, sons d’une mine de crayon frottant un papier, etc. Aucun de ces sons n’est synchrone ni en consonance avec les images. Tous ont été transformés dans leur texture, au moyen de ralentis notamment. En rendant le film impossible à situer dans son environnement sonore, cette matière supplémentaire vient introduire une forme de présence et un temps autre dans le film, le temps du faire, c’est-à-dire du montage et de l’artiste au travail, qui se conjugue toujours au présent.

Il faut dire encore quelque chose de l’atmosphère presque funèbre qui plane sur 3 visages en somme. Le film, en faisant travailler le négatif, montre que quelque chose est définitivement perdu de cette vie par laquelle ont commencé par s’animer des images. Cet air de famille que le film recompose ne peut pas ignorer que bien des visages qui le traversent ont aujourd’hui disparu, et qu’il n’est pas possible d’en proposer une esquisse sans lui donner les aspects d’un masque mortuaire. C’est en tous cas l’effet que produit cette composition plastique qui se fige à la fin de chacun des trois épisodes, et qui expose un visage à la fois enfantin et vieilli, qui nous fixe au moyen de deux orbites noires dont le regard semble s’abolir sous nos propres yeux. Cette dimension funéraire est amplifiée dans le dernier épisode, qui montre régulièrement des enfants et leurs parents creusant dans une neige rendue noire et opaque comme de la terre par l’inversion chromatique des images. En ce sens, 3 visages en somme expose le paradoxe des souvenirs de famille, qui nous évoquent des proches dont la plupart sont devenus des défunts. En cela, l’œuvre de Marylène Negro n’a rien de lugubre. Elle cherche bien plutôt à nous confronter au temps vécu, un temps vivant qui s’épuise et finalement s’éteint dans le paysage. En effet, quand nous regardons ces images anciennes, qu’elles appartiennent ou non à notre cercle familial, ce qui nous reste, ce sont les paysages : des paysages qui nous appartiennent en tant qu’ils recèlent le secret d’une vie passée à les arpenter.

Le film de Marylène Negro marque finalement par son côté spectral, son ouverture à un royaume d’ombres auxquelles il est demandé de prendre en charge les images pour y réveiller un aspect, une dimension que leur état d’origine ne pouvait révéler. Le passage des plans au négatif produit une réelle mise en évidence, voire une mise en scène des ombres qui accompagnent chaque mouvement filmé mais que le film passe habituellement sous discrétion. Ici, les ombres regagnent le premier plan et nous restent comme la première empreinte que ces existences anonymes, lointaines et pour nous inédites, auront commencé par laisser derrière elles.

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Compte rendu de la séance du séminaire L'art et les formes de la nature du 8 septembre 2020 au Collège des Bernardins : projection suivie d'un dialogue avec Marylène Negro, animé par Vincent Deville et Rodolphe Olcèse.


| Auteur : Rodolphe Olcèse

Publié le 23/09/2020