Extension sauvage 2014

Jouer à se perdre dans les jardins du Château de la Ballue, se retrouver dans son délicieux Théâtre de verdure, s’enfoncer dans la forêt, plus loin encore que l’année précédente, tout près d’un étang, à la tombée de la nuit, pour des projections de films rares, se laisser saisir enfin par des propositions performatives fortes qui bousculent et enrichissent immanquablement l’idée de paysage. La fin juin était décidément placée sous le signe d’Extension sauvage.

Latifa Laabissi, chorégraphe et initiatrice de la manifestation, a invité la plasticienne et scénographe Nadia Lauro à la rejoindre pour la programmation de cette troisième édition. J’avais envie de donner une autre visée au festival. Avec Nadia, nous ne nous sentons pas du tout programmatrices. Nous nous sommes investies dans un travail qui s’apparente au travail d’artiste, nous avions plutôt envie d’imaginer la dramaturgie du projet. Comment composer avec ces deux modalités puissantes que sont l’art chorégraphique et le cinéma dans le paysage pour construire une dramaturgie globale, avec des propositions, bien évidemment, fortes et singulières ? Nous avons adopté une démarche qui s’approche de la création.

La cohérence de la programmation est effectivement saisissante. L’idée de faire cabane, abri, sanctuaire, revient à travers les différentes œuvres présentées, du projet qui porte précisément ce titre — (faire) cabane — de la chorégraphe Anne Collod et du plasticien Mathias Poisson, mis en place avec le concours des danseurs amateurs de la région de Combourg, à l’installation vidéo Fading #2, de Sophie Laly, aux bords du bassin du château de la Ballue. En contrepoint, le corps de Volmir Cordeiro s’ouvre à un imaginaire multiple dans des extensions insoupçonnables. Ce leitmotiv finit d’ailleurs par voler littéralement en éclats, sous les coups de hâche d’Antonia Livingstone et Simone Aughterlony.

Une certaine exigence formelle constitue l’autre fil rouge de la programmation, du Catalogue of steps de DD Dorvilliers à la pièce de Noé Soulier, Mouvement sur mouvement, qui s’enrichit de résonances nouvelles dans le théâtre de verdure, en passant par Dance/Cadence, la séance de projection de films expérimentaux, imaginée par Sébastien Ronceray, à l’invitation des deux organisatrices. Latifa Laabissi aime d’ailleurs parler du cinéma comme d’un lieu ressource (…) Le cinéma appartient à une fratrie avec la danse, qui est tellement évidente pour moi que j’ai envie de la partager.

Etonnement, c’est du côté de l’image en mouvement que nous assistons à de véritables fulgurances, notamment dans les films de Peter Kubelka, Maya Deren ou encore Cécile Fontaine.

Danse et image en mouvement – cadence et lissières

Le glissement fluide, irréel, obtenu au terme d’un travail patient et minutieux, en prise de vues image par image, la saccade, le collage, les sauts dans l’espace-temps, qui permettent de tisser une fascinante continuité filmique, la répétition et la superposition, les boucles, le retour-arrière, le négatif aux aplats sculpturaux, l’arrêt sur image, les différentes couches de couleur isolées une à une sur la pellicule argentique, le grattage et l’intervention à même la matière, sont autant de gestes, de postures du regard et du corps, de pratiques et de façons de faire que Sébastien Ronceray, membre fondateur de Braquage, collectif de cinéastes, met en lumière, dans une séance de projection de films rares aux rythmes vertigineux.

Si le jeu exubérant des lignes (notamment dans les films de Len Lye) et les pulsations des éclats d’acide confèrent une teneur à dominante abstraite à ce premier programme présenté dans le cinéma Le Chateaubriand à Combourg, le lendemain, à la tombée de la nuit, au cœur des bois, une seconde programmation fait pleinement entendre les incantations d’images à forte résonance organique. A l’heure secrète, entre chien et loup, où les ombres s’allongent subrepticement avant de tout engloutir, des silhouettes laiteuses, fragiles, dansantes se détachent de manière furtive du grain du super 8. L’obscurité est déjà enveloppante quand, au rythme d’un projecteur 16mm cette fois-ci (véritable prouesse technique au milieu de la forêt), des nervures, fibres, ailes transparentes et autres pétales en expansion, nous entrainent vers des devenirs insoupçonnables, moléculaires, doux et sauvages à la fois, dans la profondeur de l’image des œuvres de Stan Brakhage ou encore de Peter Rose. Caresser, frissonner, respirer, incorporer au delà des surfaces rétiniennes, jusqu’au plus profond de soi, les rythmes de la matière, c’est une promesse que ce programme nocturne tient pleinement.

Latifa Laabissi revient sur les relations que ce festival entretient avec l’environnement naturel. Il m’était très important que le dialogue avec la nature ne se situe pas seulement dans une célébration de l’empathie. Il y a quelque chose de plus complexe à tirer de cette rencontre des œuvres avec les lieux. J’aime travailler aussi l’écart, la tension, quelque chose de plus sourd. Jacques Rancière parlait du "choc des hétérogènes".

Ciel – troublante mise en partage d’imaginaires

Volmir Cordeiro vient perturber cet ordre quelque peu formaliste de la programmation. Ses apparitions ponctuent le festival, y introduisant une nécessaire part de trouble. Il y a dans sa proposition des références qui s’imposent au premier abord comme une évidence, se superposent rapidement par la suite, glissent et s’effacent, se consomment. Il y a surtout une part incompressible de débordement. Les repères se brouillent, les figures se mélangent, hybrides, inachevées, actives, car en perpétuelle mutation. J’ai un autre en moi que je n’ignore pas. Je m’approprie cet autre corps, physiquement étrange, et je reconnais une parenté inquiétante qui me lie à cet autre, concède le chorégraphe. Volmir Cordeiro sait activer des poches insoupçonnables d’imaginaire, inscrit sa danse dans des configurations mouvantes.

Son côté solaire s’impose avec éclat dans la prairie brodée des tilleuls près du lac de Combourg. L’espace est pourtant, de par ses dimensions mêmes, difficile. L’artiste y déplie ses cartographies ouvertes. Le Ciel donc, titre de la pièce, comme déploiement infini qui embrasse tout. Il ne privilégie rien, aucun moment, aucun être. Pourtant sa danse est avant tout adresse. S’adresser aux autres avec chaque partie du corps, nous dit encore le chorégraphe. Et c’est peut être ici l’un des secrets de cette qualité si particulière, reconnaissable entre toutes, de sa danse qui saisit et interpelle, au delà des discours et images, jusque dans les chairs. Volmir Cordeiro joue sur l’éloignement et la perspective qui rendent ses apparitions presqu’abstraites, réduit de manière intempestive les distances et mobilise, fait se déplacer, au moindre battement de cils, une dangereuse charge d’affects.

Au crépuscule encore, dans le sous-bois, une fulgurante métamorphose s’opère, au moment où les contours des choses deviennent flous, les ombres s’épaississent et les yeux commencent à jouer des tours. La conjonction des éléments est favorable. L’artiste s’avance vers nous, il vient de loin, semble sortir des tréfonds de la forêt, sa peau irradie d’une blancheur irréelle, magnétique. Les apparitions qu’il convie dans ces instants foncièrement instables sont d’autant plus troublantes. Nous n’en dirons pas plus, soucieux de ne pas trahir l’énorme ouverture de l’imaginaire à l’œuvre dans ce fécond acte de partage.

A la lumière du jour, les coups de hache d’Antonija Livingstone et Simone Aughterlony finissent par installer durablement le trouble. L’Extension sera indubitablement Sauvage cette année, insidieuse, insaisissable, agissant dans la durée avec la force d’une hantise. Les deux performeuses et chorégraphes attisent dans le petit Bois des bouleaux du Château de la Ballue des courants âpres, dans un tumultueux mélange de pulsions brutes – désir, virilité et sensualité explosives, attraction sexuelle irrésistible qui s’amplifient au contact des essences boisées. Toute fiction du genre déraille avec fracas. Le musicien et compositeur Hahn Rowe appuie par ses interventions vibrantes ce processus de devenir multiple, continuel, irrésistible, à la recherche d’un plaisir qui hurle son nom au niveau moléculaire. Une première version scénique d’In Disguise était créée quelques jours avant le festival à New York. Nous attendons avec impatience les suites de ce projet destiné à la Gessnerallee de Zurich, en 2015.

Un travail dans la durée, dans la complexité des choses

Latifa Laabissi et Nadia Lauro sont déjà en train de réfléchir à la nouvelle édition du festival. Extension sauvage implique également un travail tout au long de l’année, très cher à son initiatrice. Il s’agit pour la chorégraphe de répondre en acte aux enjeux politiques liés la place de l’artiste dans la société. Il y va de processus qui se conjuguent aussi avec mes questions sur qu’est ce que transmettre des œuvres, les pratiquer du regard ou les traverser physiquement. Après Julie Nioche lors de la première année, Dominique Brun avec son Sacre, pour la deuxième, et Anne Collod, c’est autour des pièces de Mathilde Monnier et Boris Charmatz que vont se focaliser les activités pédagogiques tout au long de cette année. Quand le travail est engagé sur le fond, comme dans un jardin, cela marche sans qu’il y ait besoin de renoncer à la complexité. Les choses n’ont pas un sens, mais des sens, étaye Latifa Laabissi.


Crédits photos : Smaranda Olcèse-Trifan

Publié le 15/09/2014