Christian Rizzo / Ad Noctum

Plonger, à l’heure tardive, secrète, fuyante, Ad Noctum, dans la musicalité trouble de cette traversée gorgée de rêveries et d’apparitions, à laquelle nous intime Christian Rizzo. Se laisser emporter par cette danse simple, de commencement et de fin du monde, tournoyante, alors que le sol n’a de cesse de se dérober sous ses pas.

Des zones d’indétermination sévissent sur le plateau. Des géométries ouvertes, rythmées, dessinent des reliefs en trompe l’œil, démultiplient les jeux optiques, prêts à nous perdre dans des dédales et labyrinthes. Présence opaque, en lévitation basse, un monolithe rectangulaire se laisse découvrir au fur et à mesure de ses changements d’humeurs et de luminescence. Dos à dos, les bras tendus, les mains dans les mains, Kerem Gelebek et Julie Guibert entament une danse qui nous entrainera dans le vertige Ad Noctum.

Deuxième volet d’un triptyque marqué par les énergies telluriques de D’après une histoire vraie, cette nouvelle création de Christian Rizzo se déploie au rythme d’une respiration profonde, nocturne. Aussi brefs soient-ils, ses ressacs sont toujours vertigineux, ils portent la promesse d’une vie secrète qui échappe au règne du visible. Les interprètes trouvent dans l’obscurité chaque fois renouvelée, la résolution des danses qu’ils amorcent dans la lumière. Dans un premier temps, la métaphore cinématographique s’impose pour appréhender ce type d’écriture en creux, toujours au bord du précipice, et des démarches expérimentales qui plongent dans le battement entre deux images, pourraient l’étayer. Il est tentant de penser ces moments d’obscurité totale comme autant d’interstices, qui laissent suinter des poches de résistance, où la danse entre en contact avec sa part aveugle et pourtant nécessaire, qui l’amène à se régénérer tout en se laissant contaminer par les puissances de l’informe. Pourtant, au delà de ces considérations abstraites, très vite, un sentiment tragique commence à s’instiller dans la texture légère et enjouée des pas de danse. Ici, une pulsion contrariée de tango, là, une volute détournée de valse, des bras tendus qui flirtent avec le music-hall, le tout, sans cesse recommencé.

Christian Rizzo poursuit ses recherches sur une histoire anonyme de la danse, dont la transmission est assurée par des pratiques qui empruntent aux codes de la culture populaire. Le chorégraphe décèle des motifs qu’il affranchit des structures rigides de différentes traditions, il travaille des élans, des phrases rythmiques, des tensions et soubresauts du désir sans cesse reconfigurés dans des constellations mouvantes. Le duo toujours recommencé de Kerem Gelebek et Julie Guibert devient multitude, déploie une polysémie inclusive, embrasse toutes les danses passées ou à venir. On se surprend à s’y reconnaître, dans un éclat de parade nuptiale de je ne sais quelle espèce d’oiseau rare, dans la frénésie de ces pas légers et virtuoses ou dans ces instants où le corps cède à la tentation d’une fatigue immémoriale et s’abandonne au sol. L’écriture est très précise, qui pense le développement spatial de la danse en termes d’équations variables qui mettent en jeu ce point irrésolu de la rencontre, ainsi que des forces d’attractions inexorables. Julie Guibert tourne sur elle même et l’espace se met à danser dans d’insoupçonnables zones de turbulences. Des chuchotements électriques courent dans les circuits de l’installation sonore. Le monolithe sort de son indétermination, affirme ses contours, s’adonne à des jeux de transparences, se laisse traverser par des ombres lumineuses avant d’exhiber ses câbles et ses bulbes dépourvus d’incandescence, machine célibataire où l’héritage d’un Marcel Duchamp côtoie l’imaginaire de l’Odyssée de l’espace.

La qualité de présence si particulière de Kerem Gelebek et Julie Guibert – à la fois vive et quelque peu flottante, comme suspendue à ce moment sans cesse reconduit où l’environnement plonge dans l’obscurité – distille d’une certaine manière les influences de ces instances scénographiques sous le regard et à l’écoute desquels la danse prend corps. Poser le dos d’une main dans le creux d’une autre, c’est une question d’amorces, de coordinations rapides, des claquements de doigts et puis Cut ! Nous ne saurons rien de la folle dépense d’énergie à même de nourrir, d’habiter chacun de ces états. Vécues de l’intérieur, les ruptures peuvent être brutales. L’obscurité absorbe, ravale toutes les images et il faut tout recommencer. Un entêtement serein qui puise directement dans des courants profonds de force vitale magnifie les deux danseurs. La matière sonore se déploie en boucles hypnotiques. Accompagnés par des chercheurs de l’Ircam, Pénélope Michel et Nicolas Devos, du groupe Cercueil, ont plongé dans les épaisseurs des Nocturnes de Chopin pour rendre palpables, en deçà des harmonies, les tensions secrètes qui les hantent. Ils travaillent le trop plein de souvenirs ataviques, la saturation, l’ivresse électrique au bord de l’évanouissement. Quand le silence arrive, un cruel sentiment de manque s’installe, implacable.

Dans ce creux qui fait résonner de manière presque douloureuse les chairs, le monolithe entame son œuvre solitaire. Christian Rizzo s’est entouré de Iuan-Hau Chiang et Sophie Laly dans l’écriture de cette partition pour objet. Des synapses se nouent à une vitesse considérable. La danse s’installe dans le volume transparent, empreinte énergétique mouvante, abstraite, des corps anonymes qui l’ont portée. Les images de synthèse dessinent autant de paysages mentaux complexes, en reconfiguration continuelle. La machine donne cours à ses humeurs, suit les rythmes d’une prolifération réticulaire. Ses sursauts parasitaient déjà les fréquences basses des circuits sonores, elle est désormais sur le point d’accéder au langage. Elle engendre les conditions d’existence d’une apparition fantasmatique.

Deux corps gémellaires, hiératiques sous des coiffes qui occultent les visages, évoluent tout en lenteur dans les vagues de brouillard dont ils sont manifestement la source. Le chant baroque retravaillé par Arvo Pärt distille des effluves hautement contagieuses. A l’heure secrète des songes, des mirages et autres délires, la fumée acquiert une consistance improbable et se met à danser. Christian Rizzo semble avoir trouvé les corps des fantômes qui habitaient déjà sa création inaugurale, 100% polyester, objet dansant n° (à définir), étranges, sublimes.

 

Ad Noctum au Théâtre de la Vignette à Montpellier, les 14 – 16 décembre 2015.


Crédits photos : Marc Coudrais

Publié le 15/12/2015