Interview avec Sara Shelton Mann / Danse et pratiques de soins

Fin août, en marge du No Borders Festival à Berlin, la chorégraphe et chercheuse en danse Luna Paese rencontre Sara Shelton Mann, chorégraphe, guérisseuse et activiste, reconnue sur la Côte Ouest pour ses engagements éthiques, esthétiques et politiques depuis la fin des années 70. La discussion porte sur l'aventure Contraband, lancée à San Francisco, en tant que collectif d'artistes et terrain d'expérimentation performative, tressant dans un même système de recherche pratiques physiques et spirituelles, ainsi que sur le travail de transmission que la chorégraphe américaine mène ces dernières années au travers de multiples ateliers. Sara Shelton Mann proposait notamment au Dock 11  Sara / Group - Solo Neutral Follow Group + , centré sur des techniques de concentration et d'entrainement d'une attention multidirectionnelle, un workshop tout aussi épuisant que joyeux.

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ABLC : Avant d'entrer dans le cœur de la discussion concernant la place des rituels dans votre travail chorégraphique, dites nous quelques mots sur les pièces que vous venez de réaliser ces derniers jours, dans le cadre du No Borders Festival ?

Sara Shelton Mann : Au cours de ces deux dernières semaines à Berlin, nous avons réalisé deux pièces, à partir de la structure de 29/ Vortex, avec des personnes ayant intégré le travail à différents moments. La pièce avec des étudiants était magnifique ! J'ai pu voir devant mes yeux ce que j'enseigne : les changements sont subtils, ça se déplace et change constamment. Le groupe a créé une intuition collective très évidente et consciente sur le rythme et le timing. C'était juste très beau !

ABLC : Parlons désormais des rituels de guérison, à commencer par la pièce Religare de Contraband que vous avez travaillée en 1986 et 1989. Quel en a été le point de départ ? Quand  avez-vous eu l'idée de faire ce rituel de guérison ?

Sara Shelton Mann : Beaucoup de personnes avec qui je travaille développent des pratiques en plein air. Notamment, Lauren Elder, une grande artiste visuelle et environnementale, et Keith Hennessy, avec un riche travail de groupe dans des lieux publics. Ensemble, nous avons lancé ce projet, Religare. Nous avions l'habitude de passer devant cet endroit à San Francisco : il y avait un trou dans le sol, une grande brèche et nous avons entendu dire qu'il y avait eu un grand incendie et que des gens  étaient morts. Nous avons décidé de faire une pièce là et de la nommer Religare, pour en relier la source, l'espoir de l'impossible. Nous avons naïvement affirmé que nous pouvions guérir des territoires de la ville et je pense que nous l'avons fait. Nous y allions tous les jours, avec des gants, des chaussures et des masques, nous ramassions le verre cassé, les aiguilles, les préservatifs et les excréments, nous nettoyions l'endroit. Nous avons commencé à orchestrer ce genre de rituel. C'était un endroit souterrain et les piliers montant vers la rue créaient l'impression de chambres. En me tenant dans la rue, je voyais ce mandala, comme si tout cela était un village.

Les danseurs se déplaçaient dans des salles séparées et quand vous marchiez, vous pouviez voir une personne en train de jouer et une autre personne en train de les regarder. Si vous reculiez davantage, vous pouviez obtenir une vision de ces différentes performances simultanément. Et, si vous alliez encore plus loin, vous pouviez voir un mandala. Il y avait aussi un mur de graffiti sur la droite, de ce fait, c'était devenu une plate-forme où les gens montaient. Lauren Elder avait fait un feu au milieu et nous avons fait un cercle tout autour. C'était un travail très dur. Nous avons mangé beaucoup de burritos. (rire)

ABLC : Certaines parties de Religare relevaient du spectacle, alors qu'à d'autres moments, où le public interagissait davantage avec la musique, j'avais cette sensation qu'un rituel collectif était en cours. Le public était-il déjà engagé dans des activités de Contraband ou était-ce le fruit du hasard ?

Sara Shelton Mann : Nous avons fait un mandala de performance à regarder sur le trottoir. Jules Beckman fabriquait ces mandalas et ces estampes et ils étaient mis dans la rue. Dans le groupe, il y avait tellement de personnes, artistes visuels, danseurs, interprètes, gens de théâtre, cela a attiré une communauté. Il s'agissait de gens très populaires et très communautaires.

Le fait même de réaliser quelque chose de cet ordre dans la rue interpellait les passants, qui  s'arrêtaient regarder. C'était également un arrêt de bus, dans les deux directions. Très souvent, les gens descendaient et nous demandaient ce que nous faisions. Parfois ils nous aidaient.

ABLC : Savaient-ils ce qui s'était passé dans l'immeuble ?

Sara Shelton Mann : Oui, de plus en plus de gens le savaient.

ABLC : Après votre performance, de nouveaux appartements y ont été construits.

Sara Shelton Mann : Oui. Bien plus tard, quand nous avons refait Religare, en 1989, c'était dans des appartements de Eddy St., où la communauté noire et la communauté pauvre été regroupées dans de grands immeubles très à l'étroit. Le terrain de jeu était construit de façon à ce que le vent de l'océan y pénètre - il faisait très froid, et, en même temps, c'était assez étouffant !

ABLC : A part les membres de Contraband, y a-t-il d'autres personnes avec qui vous avez eu un échange important ?

Sara Shelton Mann : Je travaille avec Norman Rutherford depuis 35 ans. Je côtoie au final un grand nombre de personnes différentes et cela se ressent dans le travail. Je n'ai pas beaucoup d'argent pour embaucher des gens, donc il faut qu'il y ait un lien fort, un lien d'âme, un mélange de chimie et de curiosité et quelque chose que moi-même et mes collaborateurs créent et qui dépasse ce que je peux faire toute seule. J'avais l'habitude d'enclencher beaucoup de collaborations avec des artistes vidéo et beaucoup de musiciens. Aujourd'hui j'ai le désir de revenir à ces manières de travailler, explorer de nouveaux développements, avec de nouveaux types d'équipes. Donc, juste pour dire ça, si quelqu'un m'entend.

ABLC : Pouvez-vous nous expliquer la relation entre votre pratique artistique et votre pratique de guérison ? Comment interagissent-elles et comment s'informent-elles mutuellement ?

Sara Shelton Mann : J'ai commencé le travail de guérison pour me guérir moi-même, mais entretemps, j'ai rassemblé une boîte à outils énorme et je me suis dit que les danseurs et les artistes devraient aussi avoir ce genre d'outils. J'ai appris beaucoup de choses sur le premier plan et l'arrière-plan, le bon et le mauvais côté, les limites. Même à partir de choses simples - on commence à danser avec quelqu'un et on est face-à-face, ou côte à côte, ou sur sa gauche ou sa droite. J'ai un tas de pratiques énergétiques que j'ai développées à partir du travail de médium, comme par exemple, voir si les interprètes sont vraiment dans leur corps quand ils commencent à danser. Il s'agit tout d'abord, de voir un espace radicalement clair avec des gens bien dans leur corps. Ensuite, je veux voir l'espace bouger les personnes, non pas les personnes se déplacer dans l'espace. Donc il y a ce genre de transparence ici et pourtant pas de saignements, pas de colle.

Une fois que les gens apprennent cela, ils sont très libres, ils ne sont pas si dépendants d'une certaine idée de la structure ou de la façon de se relier à quelqu'un d'autre ou d'activer l'espace, ils savent faire. Aussi je travaille avec des personnes vraiment brillantes, tant au niveau de l'énergie physique, que mentale, psychologique, psychique. J'ai donc développé beaucoup d'outils, sans plus vraiment faire la différence entre le travail de guérison, le travail énergétique et le travail de mouvement. Ils se marient. J'ai aussi fait beaucoup de travail sur le chi et le chi m'a tellement appris. Je me pose constamment des questions et je laisse les réponses venir à travers mon corps physiquement et énergétiquement. C'est de la pure joie !

ABLC : C'est aussi très complexe. Votre formation est-elle une formation de perception et de sens ? Enseignez-vous le développement des sens ? Vous parlez d'informations qui sont codées dans nos corps, comment décodez-vous ces informations? Est-ce par les sens ?

Sara Shelton Mann : Vous vous entraînez pendant que vous bougez. J'ai été formée par Alwin Nikolais à New York. Il enseignait en parlant, nous dansions et nous avions l'impression que nous étions enchantés, mais nous devions l'écouter parler pour apprendre le rythme, le temps et le mouvement, l'espace. Nous devions nous mettre dans nos corps et être hyper conscients de ce que faisaient tous les autres et écouter ce rythme, tout en travaillant les temps de la musique. Ainsi les phrases étaient différentes en fonction de qui pouvait le mieux les exécuter. Donc chacun était toujours prêt, tous les sens éveillés. Nikolais était un maître, un génie et parfois j'ai encore l'impression d'enseigner cela. J'ai trouvé et développé ma propre voie : ce que je peux apporter au monde, quels que soient mes dons. Je n'enseigne donc pas la technique Nikolais (rire), mais j'ai pour elle beaucoup d'amour et de respect.

ABLC : Vous parliez de l'entraînement et de la façon dont l'entraînement permet aux artistes d'habiter différemment leur corps et comment il change la perception. De quelle manière cela change la relation entre l'interprète et le public et peut-être même l'espace ?

Sara Shelton Mann : Oui, l'interprète change l'énergie dans la pièce. C'est très vivant, très présent, très conscient. Très éveillé. Les danseurs ne performent donc pas. Parfois, j'ai l'impression qu'ils font un spectacle et je n'aime pas cela. Parfois je bloque aussi. Cela peut être des choses simples comme ne pas savoir ce que devraient être les costumes ou penser à la pièce suivante et apporter des nouvelles idées ou quelque chose du passé qui n'est pas encore résolu. Ou bien il faut que j'examine où je suis dans ma propre évolution, quel pourcentage homme/femme je ressens être dans une période donnée et quels sont les défis que je relève. Car j'ai grandi à une époque où les femmes ne disposaient pas de beaucoup de choix et j'étais très forte dans mes énergies et mon désir et pourtant je suis née dans une atmosphère très étriquée. Tout cela constitue des enseignements d'une certaine façon, parce qu'il faut les surmonter et il faut en passer par là... Et pourquoi je parle de ça ? La raison pour laquelle j'en parle est maintenant évidente à mes yeux. Je vois mieux, et les interprètes m'enseignent aussi, ils deviennent si bons que je suis en admiration de ce qu'ils font. Et alors ils me réveillent. Les artistes que j'ai la chance de côtoyer sont des êtres humains formidables et ils ont tellement d'intégrité et de sagesse.

ABLC : Et ils apportent leurs propres questions et expériences de vie dans le travail.

Sara Shelton Mann : Oui, c'est de là que vient le travail. En fait, j'ai une idée, mais il faut y rentrer, se l'approprier, et les gens avec qui je travaille constituent le contenu, le matériel. J'écris le travail, et mon écriture et mes paroles deviennent le thème de ce avec quoi je travaille, avec le public et les interprètes. Je suis très ouverte sur le fait de me trouver exactement où je suis et de diriger, de travailler avec le mouvement et avec le texte aussi. Mon travail est en marge de l'improvisation et de l'écriture. Pendant ces deux spectacles présentés ici, à Berlin, vous pouvez voir la même technique, la même écriture très détaillée, mais pas les mêmes mouvements.

ABLC : Rentrons dans les détails : comment l'énergie change-t-elle dans la pièce ? Comment faites-vous cela ? Commencez-vous avant l'arrivée des participants ?

Sara Shelton Mann : Oui, je nettoie la pièce, j'amène des amis invisibles et je la rends nette. Ainsi, vous n'entrez pas dans une bagarre qui s'est produite le matin ou dans une énergie négative qui s'est manifestée pendant la pause, alors que je n'étais même pas au courant. Vous pouvez marcher dans les couloirs des hôtels et des lieux de transition et capter l'énergie là où il y a de l'insatisfaction. Cela peut aussi arriver au théâtre. Donc ça peut devenir très dur. Je peux capter la frustration d'un autre danseur ou metteur en scène. Alors je dégage la pièce. J'ai oublié de le faire au début et les choses sont devenues très difficiles. Alors j'apporte désormais ma baguette de radiesthésie - je peux également m'en passer, mais c'est mon amie ! Je nettoie l'espace et j'apporte le sentiment de la fête. Le théâtre est un endroit pour célébrer, poser des questions et apporter plus d'amour, pour avoir plus d'amour, pour sentir plus d'amour. Et ce n'est pas juste du  “tralala”. (rire) Je pense que je devrais développer un scénario de stand up comédie pour moi, j'adore parler au public et je peux être très drôle, pas toujours mais parfois.

ABLC : Il s'agit donc plutôt d'essayer de commencer d'une manière "neutre", afin de ne pas démarrer le travail avec un trop lourd fardeau.

Sara Shelton Mann : Oui.

ABLC : Ce serait avantageux de pouvoir le faire dans la vie de tous les jours ! (rire)

Sara Shelton Mann : Oui! Et cela est un rituel. Ce n'est pas seulement une pièce, c'est un rituel - les répétitions et la préparation... Tout cela change aussi d'un théâtre à l'autre. Je veux repartir en tournée, parce que lorsqu'on fait une pièce dans un théâtre, c'est comme chez soi et tout ce qu'on fait, c'est de l'information qui se trouve dans l'espace. Lorsque l'on va dans différents théâtres, c'est comme une création in situ qu'on déplace et qu'on change. Il y a beaucoup de choses ici qui me manquent. Et pas plus tard qu'hier, j'ai ouvert la fenêtre et cela a fait une énorme différence. En tournée, la pièce commence à m'en dire plus et en la découvrant dans différents lieux et avec différents publics, elle commence à avoir une vie qui lui est propre. Chaque théâtre, chaque public est différent et je ne vais pas obtenir la réponse souhaitée, attendue, je dois toujours apprendre à ne pas être le même artiste. Je ne peux pas livrer le même texte et m'attendre aux mêmes réactions de différents groupes de personnes. L'énergie est différente d'une salle à une autre. Donc je dois me réveiller. C'est la beauté de la tournée. Je fais beaucoup de travail et les tournées me manquent beaucoup. C'est aussi de cette façon que les artistes-interprètes sont payés. Ils font tout ce travail et puis “Sara doit faire une autre pièce”. Bien évidement, je veux faire une nouvelle pièce, mais je souhaite également voir toutes les pièces que j'ai faites grandir et se développer.

ABLC : Il serait bon de voir davantage votre travail dans les théâtres, je suis d'accord.

Sara Shelton Mann : J'ai un public très jeune, c'est fantastique.

ABLC : Ce travail énergétique et de soin attire de plus en plus de personnes. Il y a beaucoup plus d'intérêt de la part des jeunes pour ce type de démarche en ce moment.

Sara Shelton Mann : Au début de mon parcours, à New York, il n'y avait rien de tout cela ! Pas de techniques somatiques non plus. Je pense que Stanislav Grof a été l'une des toutes premières personnes à travailler avec le corps dans ce sens, mais je n'en ai pas entendu parler avant d'être sur la Côte Ouest. C'est une des raisons pour lesquelles j'ai peut-être déménagé : c'était la Mecque des guérisseurs et cela m'a permis d'explorer beaucoup plus le travail sur le corps.

 


Crédits photos : Robbie Sweeny
| Auteur : Luna Paese

Publié le 10/09/2019