Communs chants (d’amour)

Comment un film réussit-il à être si marquant ? On ne saurait bien le dire.

L’essai proposé par la cinéaste Aude Fourel, depuis l’annonce des premières stations de son trajet, est sans arrêt, tout en rencontres, en sillons, dans l’aspérité des images, des amorces de la pellicule super 8 ou du crépitement de vinyles. Le film partage des témoignages, des langues parlées. Il redessine surtout une carte, en partant de l’Italie pour la Tunisie et l’Algérie, tout en mobilisant les souvenirs des militants, à Saint-Etienne, de La Révolution algérienne. Un voyage qui permet de faire écouter les mots et les chants du peuple algérien en guerre.

Ce film ne doit rien à personne, tout à du commun. Il ne professe rien, il atteint la puissance des dialogues et des chants clandestins.

Pourquoi la mer rit-elle ? est le titre d’une chanson. On devine que la voix de femme qui apprend à en chanter les paroles en arabe à la fin du film est celle de la cinéaste. Il est aussi question d’un enfant, prénommé Elia, à qui la chanson pourrait être apprise. Les témoins dont le film permet l’écoute calme, patiente et amicale étaient eux aussi enfants lors de la Révolution algérienne commencée en 1954. La chanson est douce, mais aussi triste et douloureuse. Car la mer Méditerranée, en vérité, dans les années cinquante comme aujourd’hui, ne rit pas.

La chanson ancienne, lointaine, est devenue un chant politique pour La Révolution algérienne. Le film fait tourner les vinyles partisans non pas à l’intérieur des chambres obscures où il était nécessaire de s’enfermer pour les écouter en cachette, mais avec l’empreinte lumineuse des paysages extérieurs et la parution pelliculaire, pudique, de présences humaines anonymes filmées avec discrétion, décence ordinaire ou en soulignant leur effacement (décadrés ou retournés).

Une chanson s’impose un jour comme chant politique ; les plans tournés ou trouvés de Pourquoi la mer rit-elle ? suivent cette voie, ce modèle du commun.

On ne serait dire comment, mais quasiment toutes les séquences esquissent une proposition, une invention de cinéma, qui convainc encore un peu plus – il le faut -, que les recherches esthétiques puisent leur probité, de manière inconditionnelle, dans leur engagement et de leur conduite politique. Pourquoi la mer rit-elle ? a été projeté pour la première fois ce 12 juillet 2019, dans le cadre de la « Compétition Premier film » de la 30e édition du FID Marseille. Ces quelques notes d’après projection ne sont que les premières évocations de ce film d’une heure, qui fait naître le désir d’un retour pour une réflexion plus ample. En sortant du film, on est en effet tenté de se dire, selon la célèbre formule d’Adriano Aprà, « Je dois revoir », avant d’être un peu certain de formuler quelque chose de précis. Toutefois, la persistance émotive du film ne fait aucun doute. D’ailleurs, le film lui-même est dans le « revoir », la « reprise », la « réécoute » : les images tournées pour le film refont la route des anarchistes de Turin, du groupe Cantacronache, partis au printemps 1960 du port de Gênes vers Tunis pour rejoindre la Kabylie et enregistrer les chants et témoignages de la Révolution algérienne. La combinaison de travellings en ouverture du film est une première ligne d’un film qui s’écrit au rythme d’une traversée et d’écoutes.  Au fil de ce trajet, nous regardons des anonymes, observons des lieux. Nous entendons avec ces images des voix d’autres personnes, depuis d’autres lieux. La Tunisie, L’Algérie filmées ; Saint-Etienne et le souvenir de la résistance évoqués. Les témoignages sont désynchronisés, mais les relations impliquent sans arrêt la pensée intersectionnelle.  Les fragments de mémoires, de récits, de voix italiennes, françaises ou arabes, le rappel radiophonique de l’infamie d’une exécution ainsi que l’écoute des chansons populaires de résistance trouvent leur voie dans ce trajet géographique qui est une carte-mémoire.

Le film sait écouter les discussions, les échanges. Quand il est question de savoir « par où passait l’argent », s’il transitait par l’Italie, le résistant répond qu’il ne saurait le dire, chacun était concentré sur sa mission. Au fond, les opérations imageantes dans le film de Aude Fourel, réussissent à faire passer quelque chose car images et paroles s’investissent dans une opération commune en même temps que disjointe. Deux hommes sont filmés dans l’ouverture d’une porte, ils échangent discrètement. Il n’est absolument pas question de leur attribuer les propos que le film fait entendre ; là n’est pas la volonté du film. Ce cinéma n’est sans doute pas affaire de ce genre de volonté, qu’elle soit bonne ou mauvaise. Une complicité quasi clandestine existe entre les voix et les figures, une image commune paraît.

La provenance des plans semble assez multiple et poursuit la piste de l’anonymat. Certains passages en super 8 sont tournés pour le film, d’autres fragments, par exemple, retrouvés dans des archives de films amateurs. Comment ne pas évoquer ce magnifique plan d’une femme, de dos, habillée d’un voile, s’engouffrant par sa marche dans l’ouverture lumineuse de la ruelle d’une casbah, tandis que le plan suivant accueille une marcheuse qui remonte le champ et finit par en croiser une deuxième, sorte de réapparition de la Gradiva sans âge du film amateur.

Avec Pourquoi la mer rit-elle ?, Aude Fourel (dé)livre un chant d’image. Populaire.

Le chant révolutionnaire se dévoile avec la simplicité et la modestie de l’anonymat. Comme une comptine retenue, avec amour. Pour mémoire. Pour l’avenir.

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Pourquoi la mer rit-elle ?, Aude Fourel, 2019


| Auteur : Robert Bonamy

Publié le 13/07/2019